vendredi 26 mars 2010

Scotaire

Prenons des psychologues - débutants et étudiants. Donnons-leur à juger des dessins de malades hypothétiques (sans qu'ils le sachent), représentant un bonhomme et aléatoirement (idem) associés à des troubles. Dans la grande majorité des cas, les psychologues ainsi observés décriront les bonshommes en soulignant les caractéristiques classiques des cas associés (pour de faux) : gros yeux pour les paranoïaques, musculature développée pour les patients souffrant de troubles de la « virilité », etc. C'est ce qu'ont fait Chapman et Chapman en 1967, créant par là même le concept de « corrélation illusoire », appelé aussi « science naïve » où comment, indépendamment de toute base factuelle nous croyons spontanément qu'une chose se rapporte à une autre et établissons des liens entre des choses qui n'en ont aucun. Parmi les célèbres exemples de ce « travers » de notre rationalité, depuis moult et moult fois décrit1 : l'impression que, lorsque nous sommes en retard, tous les feux sont rouges (ou les métros annoncés à 10 min), l'idée qu'il y a plus de crimes à la pleine lune, la croyance d'un lien entre douleurs arthritiques et humidité atmosphérique ou, comme vient de brillamment l'illustrer Maïa Mazaurette, le sentiment de toujours se faire agresser par des individus « culturellement différents », à savoir africains, du nord du centre et du sud.

Pour être tout à fait honnête (car charité bien ordonnée commence par soi-même), Maïa Mazaurette ne dit pas cela. Précisément sa formule est : « "des" hommes qu'on peut reconnaître à la tête, et derrière eux, une culture incompatible avec ma liberté. » OKAY, et Maïa Mazaurette de conclure que « La burqa elle est déjà là. Des hommes contrôlent mon corps. Qu'ils le fassent en me suivant dans la rue (hier), en m'agressant (avant-hier) ou en me gonflant avec leur hééé charmante hééé parle-moi sale pute (tout le temps), c'est pareil. La burqa est dans mon cerveau ».

Bien sûr, tout le monde (qui a toujours raison) me conseille de ne pas faire attention à ce post et, selon les avis, me dit que ce genre d'article cherche le « buzz » (et est visiblement bien parti pour l'avoir, puisque le nombre des commentaires sous ce post a tellement gonflé qu'ils ont été pour l'instant fermés, et pour beaucoup modérés), qu'il n'est pas très intelligent, que la vie est trop courte pour se faire chier avec des cons, qu'il n'est qu'un épiphénomène au milieu de la soupe débitologique de l'internet (qui est le Mal), qu'il ne mérite que le mépris et, pour faire court, qu'on n'en parle pas.

Oui, mais voilà, misère, je décide d'en parler, tant il m'apparaît comme un symptôme de quelque chose que je n'arrive pas encore à précisément nommer mais que je lie (illusoirement, certainement) à la « sortie » de Zemmour sur la couleur de peau des délinquants, à celle de Longuet sur le « corps français traditionnel », aux saillies « pas très catholiques » dont l'écho a été fait ici ou là, ou encore, il y a plus longtemps, à cette entrevue que j'avais eu avec le maire de Chantilly devenu aujourd'hui multi-ministre à qui je reprochais, dans toute la ferveur de ma jeunesse, d'avoir soutenu une alliance électorale avec le FN et qui m'avait répondu (en substance) : « mais que voulez-vous que je leur dise, mademoiselle, à tous ces électeurs qui viennent me voir en me demandant de faire quelque chose parce que leur voiture a été volée par un immigré ? ».

En gros donc, à ce qu'on voit souvent comme les travers d'une « droite décomplexée », que je nommerais pour ma part « débilitation du débat public » et que, pour le coup, je ne lie à rien de vraiment précis si ce n'est à la nature humaine qui préfère toujours la connerie à un examen détaillé de données un tant soit peu tangibles. La débilitation n'ayant ici rien d'un processus ou d'un « c'était mieux avant » (Cf. Édouard Drumont, 1886) mais, pour dire comme papi Zemmour, d'un fait (lol).

Comme je ne cherche pas habituellement à éteindre des feux avec de l'essence, et même si lire cet article de Maïa Mazaurette m'a été très pénible, je ne vais pas répondre au registre émotionnel qui transpire dans ce billet par un autre, qui, au choix, le dirait raciste, réac, facho (car au fond, le meilleur adjectif qui me vient à l'esprit est « stupide ») - vu que je ne cherche pas tant à y répondre qu'à le mettre en perspective.

Le mettre en perspective, principalement, avec ce sentiment d'insécurité dont on nous bassine quotidiennement les oreilles, avec la déferlante de « petites phrases » répondant à d'autres, avec le décorticage politico-médiatique de telle ou telle « intime conviction », et tous ces chocs/indignations/scandales auxquels il faut décidément que je me fasse, vu que c'est visiblement sur ces plus petits dénominateurs communs que se fonde aujourd'hui (comme hier ?) toute possibilité de « débat ».

Alors, et pour revenir à nos moutons, si j'avais un conseil à donner à mon tour à Maïa Mazaurette, ce serait de faire un peu moins confiance à son « ressenti » et de prendre un petit carnet pour noter (certes, si elle a encore les mains libres entre deux tournantes - tiens, parenthèse dans la parenthèse, les tournantes, que sont-elles devenues ?) toutes les fois où, pendant une journée de la jupe, et ce toutes villes confondues, elle se fait aborder, et de chiffrer, au milieu de ce grand total, toutes les fois où elle se sent « agressée » et celles où elle se sent « flattée », et de voir dans quelles cases se retrouve le plus gros pourcentage de personnes culturellement différentes.

Mais ce serait peut-être faire ici preuve d'un procès d'intention. Alors je lui dirais peut-être, plus simplement, que le contrôle du corps des femmes n'est pas né d'hier, ni des Trente Glorieuse, ni de l'africanisation de « notre » immigration, d'essayer de décoller sa « burqa mentale » de son nombril, et de la comparer, tiens, au hasard, à la forme du vagin de la cane et à celle du pénis du canard.

Ce à quoi elle me répondrait probablement : « nous ne sommes pas des animaux ».


1Bibliographie sélective et rapide : Chapman, L. J., & Chapman, J. P. (1967). Genesis of popular but erroneous diagnostic observations. Journal of Abnormal Psychology, 72, 193-204 ; Dietterich, T. (1989). Limitations on inductive learning. Proceedings of the Sixth International Workshop on Machine Learning (pp. 124-128). Ithaca, NY: Morgan Kaufmann ; Kelley, H. (1971). Causal schemata and the attribution process. In E. Jones, D. Kanouse, H. Kelley, N. Nisbett, S. Valins & B. Weiner (Eds.), Attribution: Perceiving the causes of behavior. Morristown, NJ: General Learning Press ; Kelley, H. (1983). The process of causal attribution. America Psychologist, 107-128 ; Lien, Y., & Cheng, P. (1989). A framework for psychological induction: Integrating the power law and covariation views. The Eleventh Annual Conference of the Cognitive Science Society. (pp. 729-733). Ann Arbor, MI: Lawrence Erlbaum Associates, Inc. ; Medin, D., & Wisniewski, E. (1990). Paper presented at the Symposium on Computational Approaches to Concept Formation, Stanford, CA ; Murphy, G., & Medin, D. (1985). The role of theories in conceptual coherence. Psychology Review, 92,Memory & Cognition. 13, 377-384 ; Pazzani, M. & Schulenburg, D. (1989). The influence of prior theories on the ease on concept acquisition. The Eleventh Annual Conference of the Cognitive Science Society. (pp. 812-819).Ann Arbor, MI: Lawrence Erlbaum Associates, Inc. ; Pazzani, M. (1990). Creating a memory of causal relationships: An integration of empirical and explanation-based learning methods. Hillsdale, NJ : Lawrence Erlbaum Associates ; Schank, R., Collins, G., & Hunter, L. (1986). Transcending inductive category formation in learning. Behavioral and Brain Sciences, 9, 639-686 ; Valiant, L. (1984). A theory of the learnable. Communications of the Association of Computing Machinery, 27, 1134-1142 ; Wattenmaker, W., Dewey, G., Murphy, T., & Medin, D. (1986). Linear severability and concept learning: Context, Relational properties and concept naturalness. Cognitive Psychology, 18, 158-194 ; Wells, H. (1963). Effects of transfer and problem structure in disjunctive concept formation. Journal of Experimental Psychology, 65, 63-69 ; Wisniewski, E. (1989). Learning from examples: The effect of different conceptual roles. The Eleventh Annual Conference of the Cognitive Science Society. (pp. 980-986).Ann Arbor, MI: Lawrence Erlbaum Associates, Inc. 289-316 ; Nakamura, G. (1985). Knowledge-based classification of ill-defined categories.


Intermède


mardi 16 mars 2010

J'en veux un


Je viens d'apprendre aujourd'hui l'existence de cette bête, le carcajou (Gulo gulo), appelé aussi "glouton" et wolverine, en anglais (oui, comme Hugh Jackman). Je suis aussi un peu triste, car j'apprends en même temps qu'il serait en voie de disparition, et en particulier dans le Michigan, appelé aussi "Wolverine State", où la dernière femelle a été retrouvée morte il y a peu par des randonneurs (si la photo de la gloutonne morte dans les bras du red-neck ne vous tire pas des larmes, vous ne méritez pas de lire ce blog).

Au printemps

Lorsque les premiers beaux jours arrivent, que la terre s'éveille et reverdit, que la tiédeur parfumée de l'air nous caresse la peau, entre dans la poitrine, semble pénétrer au cœur lui-même, il nous vient des désirs vagues de bonheurs indéfinis, des envies de courir, d'aller au hasard, de chercher aventure, de boire du printemps.

L'hiver ayant été fort dur l'an dernier, ce besoin d'épanouissement fut, au mois de mai, comme une ivresse qui m'envahit, une poussée de sève débordante.

Or, en m'éveillant un matin, j'aperçus par ma fenêtre, au-dessus des maisons voisines, la grande nappe bleue du ciel tout enflammée de soleil. Les serins accrochés aux fenêtres s'égosillaient; les bonnes chantaient à tous les étages; une rumeur gaie montait de la rue; et je sortis, l'esprit en fête, pour aller je ne sais où.

Les gens qu'on rencontrait souriaient; un souffle de bonheur flottait partout dans la lumière chaude du printemps revenu. On eût dit qu'il y avait sur les villes une brise d'amour répandue; et les jeunes femmes qui passaient en toilette du matin, portant dans les yeux comme une tendresse cachée et une grâce plus molle dans la démarche, m'emplissaient le cœur de trouble.

Sans savoir comment, sans savoir pourquoi, j'arrivai au bord de la Seine. Des bateaux à vapeur filaient vers Suresnes, et il me vint soudain une envie démesurée de courir à travers les bois.

Le pont de la Mouche était couvert de passagers, car le premier soleil vous tire, malgré vous, du logis, et tout le monde remue, va, vient, cause avec le voisin.

C'était une voisine que j'avais : une petite ouvrière, sans doute, avec une grâce toute parisienne, une mignonne tête blonde sous de cheveux bouclés aux tempes; cheveux qui semblaient une lumière frisée, descendaient à l'oreille, couraient jusqu'à la nuque, dansaient au vent, puis devenaient, plus bas, un duvet si fin, si léger, si blond , qu'on le voyait à peine, mais qu'on éprouvait une irrésistible envie de mettre là une foule de baisers.

Sous l'insistance de mon regard, elle tourna la tête vers moi, puis baissa brusquement les yeux, tandis qu'un pli léger, comme un sourire prêt à naître, enfonçant un peu le coin de sa bouche, faisait apparaître aussi là ce fin duvet soyeux et pâle que le soleil dorait un peu. La rivière calme s'élargissait. Une paix chaude planait dans l'atmosphère, et un murmure de vie semblait emplir l'espace. Ma voisine releva les yeux, et, cette fois, comme je la regardais toujours, elle sourit décidément. Elle était charmante ainsi, et dans son regard fuyant mille choses m'apparurent, mille choses ignorées jusqu'ici. J'y vis des profondeurs inconnues, tout le charme des tendresses, toute la poésie que nous rêvons, tout le bonheur que nous cherchons sans fin. Et j'avais un désir fou d'ouvrir les bras, de l'emporter quelque part pour lui murmurer à l'oreille la suave musique des paroles d'amour.

J'allais ouvrir la bouche et l'aborder, quand quelqu'un me toucha l'épaule. Je me retournai, surpris, et j'aperçus un homme d'aspect ordinaire, ni jeune ni vieux, qui me regardait d'un air triste.

"Je voudrais vous parler", dit-il.

Je fis une grimace qu'il vit sans doute, car il ajouta :

" C'est important. "

Je me levai et le suivis à l'autre bout du bateau :

"Monsieur, reprit-il, quand l'hiver approche avec les froids, la pluie et la neige, votre médecin vous dit chaque jour : " Tenez-vous les pieds bien chauds, gardez-vous des refroidissements, des rhumes, des bronchites, des pleurésies. " Alors vous prenez mille précautions, vous portez de la flanelle, des pardessus épais, des gros souliers, ce qui ne vous empêche pas toujours de passer deux mois au lit. Mais quand revient le printemps avec ses feuilles et ses fleurs, ses brises chaudes et amollissantes, ses exhalaisons des champs qui vous apportent des troubles vagues, des attendrissements sans cause, il n'est personne qui vienne vous dire : "Monsieur, prenez garde à l'amour ! Il est embusqué partout; il vous guette à tous les coins; toutes ses ruses sont tendues, toutes ses armes aiguisées, toutes ses perfidies préparées ! Prenez garde à l'amour !... Prenez garde à l'amour ! Il est plus dangereux que le rhume, la bronchite et la pleurésie ! Il ne pardonne pas, et fait commettre à tout le monde des bêtises irréparables. " Oui, monsieur, je dis que, chaque année, le gouvernement devrait faire mettre sur les murs de grandes affiches avec ces mots: " Retour du printemps. Citoyens français, prenez garde à l'amour "; de même qu'on écrit sur la porte des maisons : " Prenez garde à la peinture ! " Eh bien, puisque le gouvernement ne le fait pas, moi je le remplace, et je vous dis : " Prenez garde à l'amour; il est en train de vous pincer, et j'ai le devoir de vous prévenir comme on prévient, en Russie, un passant dont le nez gèle. "

Je demeurai stupéfait devant cet étrange particulier, et, prenant un air digne : "Enfin, monsieur, vous me paraissez vous mêler de ce qui ne vous regarde guère."

Il fit un mouvement brusque, et répondit : " Oh! monsieur ! monsieur ! si je m'aperçois qu'un homme va se noyer dans un endroit dangereux, il faut donc le laisser périr ? Tenez, écoutez mon histoire, et vous comprendrez pourquoi j'ose vous parler ainsi.

"C'était l'an dernier, à pareille époque. Je dois vous dire, d'abord, monsieur, que je suis employé au ministère de la Marine, où nos chefs, les commissaires, prennent au sérieux leurs galons d'officiers plumitifs pour nous traiter comme des gabiers. - Ah! si tous les chefs étaient civils - mais je passe. - Donc j'apercevais de mon bureau un petit bout de ciel tout bleu où volaient des hirondelles; et il me venait des envies de danser au milieu de mes cartons noirs.

"Mon désir de liberté grandit tellement, que, malgré ma répugnance, j'allai trouver mon singe. C'était un petit grincheux toujours en colère. Je me dis malade. Il me regarda dans le nez et cria : " Je n'en crois rien, monsieur. Enfin, allez-vous-en ! Pensez-vous qu'un bureau peut marcher avec des employés pareils ? "

"Mais je filai, je gagnai la Seine. Il faisait un temps comme aujourd'hui; et je pris la Mouche pour faire un tour à Saint-Cloud.

"Ah! monsieur! comme mon chef aurait dû m'en refuser la permission!

"Il me sembla que je me dilatais sous le soleil. J'aimais tout, le bateau, la rivière, les arbres, les maisons, mes voisins, tout. J'avais envie d'embrasser quelque chose, n'importe quoi : c'était l'amour qui préparait son piège.

"Tout à coup, au Trocadéro, une jeune fille monta avec un petit paquet à la main, et elle s'assit en face de moi.

"Elle était jolie, oui, monsieur; mais c'est étonnant comme les femmes vous semblent mieux quand il fait beau, au premier printemps : elles ont un capiteux, un charme, un je ne sais quoi tout particulier. C'est absolument comme du vin qu'on boit après le fromage.

"Je la regardais, et elle aussi elle me regardait - mais seulement de temps en temps, comme la vôtre tout à l'heure. Enfin, à force de nous considérer, il me sembla que nous nous connaissions assez pour entamer conversation et je lui parlai. Elle répondit. Elle était gentille comme tout, décidément. Elle me grisait, mon cher monsieur!

"A Saint-Cloud, elle descendit - je la suivis. - Elle allait livrer une commande. Quand elle reparut, le bateau venait de partir. Je me mis à marcher à côté d'elle, et la douceur de l'air nous arrachait des soupirs à tous les deux.

" - Il ferait bien bon dans les bois ", lui dis-je.

" Elle répondit : "Ah! oui!

" - Si nous allions y faire un tour, voulez-vous, mademoiselle? "

"Elle me guetta en dessous d'un coup d'oeil rapide comme pour bien apprécier ce que je valais, puis, après avoir hésité quelque temps, elle accepta. Et nous voilà côte à côte au milieu des arbres. Sous le feuillage un peu grêle encore, l'herbe, haute, drue, d'un vert luisant, comme vernie, était inondée de soleil et pleine de petites bêtes qui s'aiment aussi. On entendait partout des chants d'oiseaux. Alors ma compagne se mit à courir en gambadant, enivrée d'air et d'effluves champêtres. Et moi je courais derrière en sautant comme elle. Est-on bête, monsieur, par moments!

"Puis elle chanta éperdument mille choses, des airs d'opéra, la chanson de Musette ! La chanson de Musette! comme elle me sembla poétique alors ! ... Je pleurais presque. Oh! ce sont toutes ces balivernes-là qui nous troublent la tête; ne prenez jamais, croyez-moi, une femme qui chante à la campagne, surtout si elle chante la chanson de Musette !

" Elle fut bientôt fatiguée et s'assit sur un talus vert. Moi, je me mis à ses pieds, et je lui saisis les mains, ses petites mains poivrées de coups d'aiguille; et cela m'attendrit. Je me disais : " Voici les saintes marques du travail. " Oh! monsieur, monsieur, savez-vous ce qu'elles signifient, les saintes marques du travail ? Elles veulent dire les commérages de l'atelier, les polissonneries chuchotées, l'esprit souillé par toutes les ordures racontées, la chasteté perdue, toute la sottise des bavardages, toute l'étroitesse des idées propres aux femmes du commun, installées souverainement dans celle qui porte au bout des doigts les saintes marques du travail.

"Puis nous nous sommes regardés dans les yeux longuement.

"Oh! cet oeil de la femme, quelle puissance il a ! Comme il trouble, envahit, possède, domine, Comme il semble profond, plein de promesses, d'infini ! On appelle cela se regarder dans l'âme ! Oh ! monsieur, quelle blague ! Si l'on y voyait, dans l'âme, on serait plus sage, allez.

"Enfin, j'étais emballé, fou. Je voulus la prendre dans mes bras. Elle me dit : " A bas les pattes! "

"Alors je m'agenouillai près d'elle, j'ouvris mon cœur ; je versai sur ses genoux toutes les tendresses qui m'étouffaient. Elle parut étonnée de mon changement d'allure, et me considéra d'un regard oblique comme si elle se fût dit : " Ah! c'est comme ça qu'on joue de toi, bon bon ; et bien : nous allons voir. "

"En amour, monsieur, nous sommes toujours des naïfs, et les femmes des commerçantes.

"J'aurais pu la posséder sans doute; j'ai compris plus tard ma sottise, mais ce que je cherchais, moi, ce n'était pas un corps; c'était de la tendresse, de l'idéal, j'ai fait du sentiment quand j'aurais dû mieux employer mon temps.

"Dès qu'elle en eut assez de mes déclarations, elle se leva ; et nous revînmes à Saint-Cloud. Je ne la quittai qu'à Paris. Elle avait l'air si triste depuis notre retour que je l'interrogeai. Elle répondit : "Je pense que voilà des journées comme on n'en a pas beaucoup dans sa vie. " Mon cœur battait à me défoncer la poitrine.

" Je la revis le dimanche suivant, et encore le dimanche après, et tous les autres dimanches. Je l'emmenai à Bougival, Saint-Germain, Maisons-Laffitte, Poissy ; partout où se déroulent les amours de banlieue.

"La petite coquine, à son tour, me " la faisait à la passion. "

"Je perdis enfin tout à fait la tête, et, trois mois après, je l'épousai.

"Que voulez-vous, monsieur, on est employé, seul, sans famille, sans conseils ! On se dit que la vie serait douce avec une femme ! Et on l'épouse, cette femme !

"Alors elle vous injurie du matin au soir, ne comprend rien, ne sait rien, jacasse sans fin, chante à tue-tête la chanson de Musette (oh! la chanson de Musette, quelle scie !), se bat avec le charbonnier, raconte à la concierge les intimités de son ménage, confie à la bonne du voisin tous les secrets de l'alcôve, débine son mari chez les fournisseurs, et a la tête farcie d'histoires si stupides, de croyances si idiotes, d'opinions si grotesques, de préjugés si prodigieux, que je pleure de découragement, monsieur, toutes les fois que je cause avec elle. "

Il se tut, un peu essoufflé et très ému. Je le regardais, pris de pitié pour ce pauvre diable naïf, et j'allais lui répondre quelque chose, quand le bateau s'arrêta. On arrivait à Saint-Cloud.

La petite femme qui m'avait troublé se leva pour descendre. Elle passa près de moi en me jetant un coup d'oeil de côté avec un sourire furtif, un de ces sourires qui vous affolent ; puis elle sauta sur le ponton. Je m'élançai pour la suivre, mais mon voisin me saisit par la manche. Je me dégageai d'un mouvement brusque; il m'empoigna par les pans de ma redingote, et il me tirait en arrière en répétant : "Vous n'irez pas ! vous n'irez pas ! " d'une voix si haute, que tout le monde se retourna.

Un rire courut autour de nous, et je demeurai immobile, furieux, mais sans audace devant le ridicule et le scandale.

Et le bateau repartit.

La petite femme, restée sur le ponton, me regardait m'éloigner d'un air désappointé, tandis que mon persécuteur me soufflait dans l'oreille en se frottant les mains :

" Je vous ai rendu là un rude service, allez. "


Guy de Maupassant, mai 1881

Citation

Je lui ai une fois de plus transpercé la gorge, mon couteau décrivant un arc rapide et silencieux. Il a senti la chaleur humide de son dernier souffle s'élever au fond de sa gorge, dans sa poitrine, senti son coeur rassembler le peu de vie qui restait en lui et l'offrir au monde, à cet endroit, ce bungalow sombre et caverneux, aux étranges yeux fous qui l'assaillaient de tous côtés.
Roger Jon Ellory, Vendetta

lundi 15 mars 2010

Ø

Norrie May-Welby a 48 ans, est né « homme » en Grande-Bretagne et s'est fait opérer en 1990 pour changer de sexe. Toujours insatisfait en tant que femme, il est aujourd'hui le premier individu sur terre à être officiellement « neutre ». Il vit depuis l'âge de 7 ans en Australie où les officiels ont modifié son acte de naissance sur lequel aucune précision de sexe n'est désormais notifiée.

Outre que cela me fait penser (encore) à vous conseiller ce livre, j'applaudis de partout.

Pochon

dimanche 7 mars 2010

Les liens du jour

1 - L'autre jour, je traduisais un article qui parlait de Kurzweil et du fait que, probablement, le prochain "changement de paradigme" se fera quand l'humain pourra "transcender la biologie. Je pense que l'exemple de Ged Galvin qui, après un grave accident et une colostomie, possède aujourd'hui un "bouton bionique" fait à partir de muscles de son genou et lui permettant d'ouvrir et de fermer ses intestins montre que, peut-être, cette étape n'est plus très loin.

2 - Globalement, je n'y comprends pas grand chose en jeux économiques (du genre, des gens à qui on donne une somme d'argent X qu'ils choisissent de garder ou de distribuer anonymement dans un pot commun, en retirent un maximum s'ils coopèrent tous, comportement néanmoins risqué si un "clandestin" décide de ne rien donner au pot, et d'empocher ainsi la rétribution la plus haute), mais cet article appliquant la théorie à des causes environnementales auquel je n'ai rien compris non plus m'a paru pertinent. Pourquoi ? On ne sait pas.

3 - A lire, tout simplement.

4 - C'est samedi soir, on décompresse, on va danser la foumoila dans des bars qui sentent le pied. En tant que femelle, si vous dénudez 40% de votre corps, pas plus, pas moins, sachez que vous aurez là les plus grandes chances de choper. C'est scientifique.