samedi 21 mai 2011

Comme beaucoup de messieurs

« Vivre dans cette société, c’est au mieux y mourir d’ennui. Rien dans cette société ne concerne les femmes. » Voilà ce que je me répète, en boucle, depuis dimanche. Depuis le début de cette affaire, dont il importe vraiment peu que son accusé soit coupable ou pas. Non, cela ne change rien.

Depuis dimanche, je vois la queue leu leu de ses thuriféraires comme des bouteilles de verre sur un mur, qui tombent, une à une, faisant enfin de la place, me donnant enfin l'occasion de reprendre mon souffle.

Sauf que cette respiration ne vient pas, ou alors entre deux apnées, la tête sous l'eau, le corps qui pédale. Le spectacle flou, lointain, d'un débat qui dévie sur des questions annexes, pour les mêmes raisons politiques qui ont fait que l'accusé a pu, jusqu'ici, devenir reine du bal. Plein de petites fourmis déboussolées autour d'une allumette, qui continuent à cacher bien poliment sous le tapis les choses qui fâchent, à oublier l'appui où ça fait mal, à rester docilement dans les plate-bandes de la politique correcte : « Art de conduire les affaires de l'État, science et pratique du gouvernement de l'État ».

« Vivre dans cette société, c’est au mieux y mourir d’ennui. Rien dans cette société ne concerne les femmes. »

Certes, au départ, la distance, le rire, l'humour permettent de survivre (et c'est fondamentalement à cela qu'ils servent), et j'en ai profité, première concernée, de leur formidable pouvoir anesthésiant. L'essentiel, c'est de ne pas se rendre compte de ce qui se joue, s'étirer les nerfs aux maximum, ne pas s'user. Surtout ne pas s'user.

Car contrairement à ce que certains de mes détracteurs semblent penser, ma « formation » darwinienne ne me rend pas « ambiguë » face au viol, au contraire, loin de là : tout ce que cette dense littérature m'a appris, c'est que tout homme est un violeur en puissance, qu'il faut juste quelques circonstances, de minimes variations environnementales, pour que tout bascule. Non, il faut être précis : pour que tout se mette en place. Les carrés avec les carrés, et les ronds à la chaîne. Banalité prévisible d'une source qui coule, de haut en bas.

Alors non, excusez-moi, mais vraiment pas, l'argument de l'insoupçonnabilité ne prend pas. S'il n'y avait qu'un sujet à retenir, d'ailleurs, qu'un axe à trouver, ce serait celui-là : l'homme insoupçonnable. L'homme brillant, vaillant, avec tous ses amis en rang d'oignon, main dans la main en file indienne, l'homme qui a toutes les apparences pour lui, celles qui les font tou(te)s tomber de leur chaise (qu'on se rassure, elle n'était pas très haute), l'homme avec ses traits tirés et sa mine déconfite, l'homme et sa descente aux enfers, les larmes aux yeux, l'homme et son suicide médiatico-politique.

Ce n'est pas grave non, vraiment pas grave qu'un suicide, ça se passe en général seul avec ses comptes à régler, et pas en éjaculant de force dans la bouche d'une femme de ménage. Un attentat-suicide, alors. Oui, peut-être. On s'en rapproche.

L'homme qui gagne à tous les coups, l'homme et son impunité, l'homme et son embarras du choix, la proie qui saute l'occasion, tirée au hasard parmi les « perdus d'avance ». Il est là le bon terme, en fait, « perdu d'avance », pas dominé, pas noir, pas femme, pas pauvre. Perdu d'avance. Le large spectre, le stock inépuisable des perdus d'avance.

Dans Il faut qu'on parle de Kevin, la narratrice essaye d'expliquer combien aucun homme ne peut comprendre la peur que son sexe peut provoquer chez une femme. Que ça fait partie de ces rares choses qui surpassent toute empathie, de ces choses qui ne se communiquent pas. Et pourtant, on dit « objectivité », comme dans « ceux qui ont connu le viol ne sont pas objectifs », alors que ce que je vois, moi, chez ceux qui ne connaissent pas ce que ça fait, cette peur collante, c'est juste de l' « ignorance ».

Alors, oui, bien sûr qu'il n'y a pas qu'un seul son de cloche, que des voix s'élèvent, qu'on parle d'insulte faite à toutes les femmes, d'atteinte à leur dignité. Mais il n'y a pas d'insulte, de dignité, ce n'est pas de concepts dont il s'agit, ce n'est pas de l'immatériel, ce ne sont pas des symboles, c'est de la peur. La grande grosse et grasse et primitive peur, la peur de crever, la peur de la soumission à la volonté d'un tiers, sans aucune autre issue que d'attendre que ça passe. La peur des minutes qui défilent à toute vitesse et de celles qui s'étirent comme des heures, l'horizon totalement bouché sur cette seconde respiration qui ne vient décidément pas.

C'est drôle d'ailleurs, quelque part, d'en voir beaucoup parler de suicide, alors que la seule mort volontaire (ou mort plus forte que toi) de l'histoire, c'est celle de ce suicide-induit qu'est le viol, comme ces parasites qui rendent certains insectes zombies et les forcent à se jeter dans l'eau.

C'est drôle aussi, cette carte de l'insoupçonnabilité, une valeur si évidente, si visible, si tellement impossible de passer à côté, qu'elle épargne pourtant la principale intéressée. Celle qui aurait dû se méfier, ne pas sortir seule, ne pas s'habiller ainsi, regarder sa montre, changer de trottoir, fermer sa porte, ouvrir sa porte, crier, se taire. Qu'importe, c'est perdu d'avance. Vouloir + pouvoir = perdu d'avance.

C'est drôle, oui très drôle, ces effets de manche le nez pincé. Parler de morale, ça fera passer la pilule. Ici, on serine le mensonge que le cerveau des hommes et des femmes est identique, mais cela ne dérange personne d'expliquer que les Français et les Américains n'ont pas la même morale – pas le moindre petit haussement de sourcil, et si besoin prendre un proverbe à la rescousse. On ne sait jamais si des simples d'esprit nous écoutent. Plein. Des tas.

« Vivre dans cette société, c’est au mieux y mourir d’ennui. Rien dans cette société ne concerne les femmes. »

La morale, comme on l'apprend dans les livres, c'est un ensemble de comportements prônés et proscrits dont l'apologie et l'interdiction structurent le fonctionnement d'une société. Une structure et un fonctionnement qui ont besoin de leurs vecteurs, de leurs modèles. A une époque où les médias ont remplacé l'agora et le cœur de meute, et sont devenus la place du marché à l'identification, le message est passé chez les insoupçonnables : pas de souci à se servir sur la bête (elle est même là pour ça). Et le message est passé, bien évidemment, chez les perdus d'avance.

« Vivre dans cette société, c’est au mieux y mourir d’ennui. Rien dans cette société ne concerne les femmes. »

Ces derniers jours, je me suis demandé dans quelle société je préférais vivre. Celle où la violence, l'abus de pouvoir et le viol sont proscrits en théorie, mais pas dans certains faits, car il faut bien que le corps exulte...tout le monde le sait tout le monde se tait ...honneur au possible homme providentiel d'une prophétie autoréalisatrice ? Ou celle où la guerre des sexes est ouverte et la loi de la jungle insurmontable ? Je crois que je préfère encore la seconde option, elle a le mérite d'être claire.

mardi 17 mai 2011

Un si petit monde


Au jeu du « quel est le mot que tu détestes le plus », je crois que je choisirais « classe ». C'est un terme en tout cas qui, très souvent, m'appuie sur les côtes et me vide l'intérieur, en me provoquant une colère rentrée et polie, mais terriblement rongeante. Oxydante. Avec un sourire en coin et une respiration gênée.

Classe, une sorte d'adjectif ultime, de nec-plus-ultra, d'envie, whaou trop classe, pour la positivité d'un terme qui, lui aussi, va au-delà des mots.

Car ce que j'y vois, ce qui provoque ainsi l'angoisse de tous les nerfs qui se dirigent en grappe vers le plexus, c'est la classe sociale, la population ultime, les individus nec-plus-ultras, l'envie. Cette espèce de modération à toute épreuve, mais qui brille quand même un peu, juste ce qu'il faut, pas plus, pas trop.

Ça m'arrive aussi, mais moins, avec l'« entre soi », ou encore la « retenue », et la « décence ».

Se retenir, être décent, ne pas trop en dire et ne pas trop en faire, faire attention à ce que les mots ne dépassent pas la pensée, et surtout se soutenir, entre soi, se serrer les coudes, tous ensemble tous ensemble hé hé...Rien qui dépasse, encore une fois.

Ce que j'entends dans ce terme, ce n'est ni l'envie ni la jalousie (en quoi une agonie serait-elle enviable ?), mais c'est le mépris, le mépris qui transpire de toutes ces choses, ces gens et ces situations qualifiés de classe. Pas un mépris de moi pour « eux », mais un mépris d'eux pour tout ce qui ne l'est pas – eux –, pour tout ce qui tâche, brille trop. Pour tout ce qui ne se détecte pas, immédiatement, instinctivement, ces animaux qui se sentent la croupe et voient les joues à peine rouges et les cheveux peignés de ceux qui en sont, ceux qui ont leur place bien au chaud bien en haut de l'arbre, et qui termineront leur vie à vouloir à tout prix que personne ne la prenne. Qui montrent du doigt (mais toujours en retenue et en décence) ceux qui cherchent à s'approprier les codes sans y avoir été tacitement invités.

Tacite, tiens, aussi, je n'aime pas.

Toutes ces (petites) mines de dégoût et ces yeux qui se teintent subtilement de rire, pas fragiles, pas fugaces, non, juste : discrets.

Car c'est là aussi une des caractéristiques de la classe : faire ses coups en douce, derrière les rideaux, s'assurer que rien ne se sache, car en toute impunité, rien ne se saura, et dans le cas contraire, les excuses seront en kit : transparence = fascisme, démocratie = populisme, justice = curée – on a toujours besoin d'experts, n'est-ce pas ? Lentement tirer des toiles et des réseaux, la main nourrissant la main suivante, que tout se tienne bien, avertir fermement, mais toujours calmement : n'envisage pas de ne pas jouer selon les règles, il y aura des conséquences. Toi, tu n'as aucun fil à tirer, sinon tout l'édifice s'effondrera, en priorité sur ta gueule.

Ce qui va avec les purges, les vidanges, l'idée qu'un organisme n'est jamais aussi fort que lorsqu'il a surmonté un tas d'infections – effet d'anticorps.

Il y a d'autre formules aussi : les parvenus, les nouveaux-riches, comme si les anciens riches étaient tellement mieux (tellement plus classe !), comme si le sang avait eu le temps de sécher.