dimanche 9 septembre 2018

Hors-normes : la libération des mœurs n’a pas eu lieu



« Rarement l’homme s’est montré plus cruel envers l’homme que dans la réprobation et la punition des comportements connus sous le nom de perversions sexuelles. Des peines qui vont de la prison à la torture, en passant par […] l’exclusion, la perte du statut social […]. Telles sont les peines encourues par […] des personnes qui n’ont pourtant commis aucune atteinte au corps ou à la propriété d’autrui, mais dont la seule faute aura été d’enfreindre les règles édictées par les traditions et les bonnes mœurs. »

Voilà ce qu’écrivait Alfred Kinsey1, l’un des pères de la sexologie contemporaine, en 1949. Une époque qui, pour les « post-soixante-huitards » que nous sommes, a tout d’une planète lointaine et exotique à en frôler l’absurde. Parce que nous, nous en avons fini avec le puritanisme et les « heures sombres » de la stigmatisation sexuelle. Parce que nous, nous l’avons connue, mangée et digérée la libération des mœurs qui a tout mis (cul) par-dessus tête. Nous sommes dans l’après, le progrès, l’émancipation de tous et la mort des idoles, n’est-ce pas ? Permettez-moi d’en douter. Et même pas besoin de se titiller le trouillomètre avec nos sauvages contemporains – tous les affreux qui lapident les adultères, pendent les homosexuels ou enferment les femmes derrière des prisons de tissu –, il suffit de voir comment nos sociétés appréhendent les deux extrêmes du spectre sexuel, les asexuels et les sex-addicts.

A priori, les apathiques du sexe et les sexuellement compulsifs désignent deux catégories de la population qu’on pourrait croire diamétralement opposées ; les uns n’y pensent jamais, le font quand il leur tombe un œil et souvent à regret, quand les autres y pensent tout le temps, voudraient y passer leur vie et ne semblent jamais rassasiés. Mais s’ils sont géographiquement situés aux deux pôles de la planète sexe, les uns dans l’absence et les autres dans l’excès, asexuels et sex-addicts ont pourtant beaucoup de points communs. Des similitudes prouvant combien nous sommes loin d’en avoir fini avec la « perversion sexuelle ».


De quoi parle-t-on ?

Ce qui rapproche en premier lieu ces deux apparents contraires est une lacune terminologique : aucun consensus n’existe sur leur dénomination et leur définition, ce qui les rend a priori problématiques, pour ne pas dire suspects.

Du côté des « moins », même si le terme « asexuel » est aujourd’hui relativement solide, on ne sait pas bien ce qu’il faut ou ce qu’on peut mettre derrière. Certains font l’amalgame entre asexualité et abstinence, fluctuent entre versant psychique (la lacune de désir, d’envie, de fantasmes, de déclencheurs quelconques) et versant comportemental (l’absence et/ou la faiblesse d’activité). De fait, l’asexualité a tout d’une nébuleuse. Du côté des auto-définis, le dénominateur commun est une absence de libido : est asexuel celui qui ne ressent d’attirance sexuelle, pour rien ni personne. Dans ce sens, l’un des seuls qui devrait d’ailleurs valoir, l’asexualité est le degré 0 de l’orientation sexuelle et est à distinguer de son acception biologique, désignant des organismes qui se reproduisent sans sexe. Cette première mention de l’asexualité comme orientation sexuelle date de 19802 et se confirme en 19903 avec la création d’une échelle de la sexualité humaine comportant ce fameux degré 0. Selon cette échelle, les hétérosexuels sont les individus dont le score d’attraction pour les individus du sexe opposé est le plus élevé (hétéroérotisme), les homosexuels, pour les individus du même sexe (homoérotisme), les bisexuels pour les deux sexes, et les asexuels ceux dont le score d’attraction pour n’importe quel individu est le plus faible.

Ici, cependant, la définition de l’asexualité concerne un manque d’attraction sexuelle pour n’importe quel sexe, pas nécessairement un manque d’activité sexuelle ou même le fait que les individus se caractérisent comme asexuels. Dès lors, cela ne signifie pas non plus que les asexuels soient « incapables » d’expérimenter toute stimulation sexuelle, notamment masturbatoire, ni qu’ils soient physiologiquement empêchés d’excitation physique (lubrification vaginale, érection). Enfin, selon cette définition, rien ne sous-entend que les asexuels soient dénués d’attirance romantique ou affective vers les autres.

Du côté des sex-addicts, la chose se complique encore plus. Il est ainsi courant de parler de nymphomanie, de satyriasis, de dépendance, d’impulsivité ou encore de compulsion sexuelle, sans oublier la neutralité toute mathématique de « l’hypersexualité ». Une diversité des termes qui reflète une catégorisation floue : s’agit-il d’un trouble sexuel, d’une dépendance sans substance, d’un trouble obsessionnel-compulsif ? Et y-a-t-il vraiment lieu de parler de pathologie quand la « compulsion » se passe entre adultes consentants ?

Historiquement parlant, le terme de dépendant sexuel a émergé à la fin des années 1970, puis s’est popularisé au début des années 1980, avec la publication, par Patrick Carnes, du livre Out of the Shadows: Understanding Sexual Addiction4. Carnes est par ailleurs l’inventeur d’une méthode monacale de bannissement total du sexe (interdiction de la masturbation, incitation à confesser ses pensées « intrusives », etc.) professée dans sa clinique de Pine Grove (Mississippi), centre de « rehab » pour sex-addicts.
D’un point de vue clinique, le diagnostic5 d’« hypersexualité » (qui pourrait concerner entre 3 et 6 % de la population sexuellement active, et à 95 % des hommes) commence à pouvoir être posé quand, tous les jours et pendant au moins six mois d’affilée, le patient a un orgasme minimum par jour. Mais quid de ceux qui sont obsédés toute la journée, sans forcément en sortir quelque-chose ? Et les hypersexuels anorgasmiques, alors, où on les met ?


Des inventions médiatiques et sociales ?

Un deuxième point commun entre asexuels et les sex-addicts se trouve dans la remise en cause généralisée de leur existence. Il s’agirait de chimères, de faux phénomènes intégralement créés par des médias en mal de buzz ou de sociétés en mal de nuisibles ou d’excuses, variant au gré des mœurs considérées comme bonnes.Ainsi, pour le sociologue Éric Fassin, « il y a une logique médiatique qui pousse à trouver toujours du nouveau, de l’excitant : après avoir exploré l’échangisme jusqu’au bout, les journalistes découvrent maintenant les asexuels. L’idée de gens qui ne font pas l’amour et le  revendiquent comme une identité, c’est émoustillant, original, presque plus érotique ! »6Dans son essai, No sex last year7, le journaliste David Fontaine fait lui aussi des asexuels une catégorie construite par les médias :

« Derrière cette vogue du mot “asexuel” se cache donc le rêve très américain de construire une nouvelle identité de genre, d’entrer dans une sorte de quatrième dimension de la sexualité. » L’asexualité consisterait, selon lui, à « refuser la guerre de la séduction, les douloureuses réalités de l’engagement, les compromissions du couple et la force stupéfiante du désir » ; on serait soit dans un refus d’entrer dans l’âge adulte, soit dans le refus des « complications sentimentales » à l’ère « dangereuse » (sic !) d’un sexe séparé de la procréation et des sentiments.

Idem du côté des hypersexuels. Dans son livre, Carnes s’attarde sur le cas de « Del », un avocat couchant à la fois avec sa secrétaire et sa patronne, traquant les femmes dans la rue. Et Carnes de lui tirer les oreilles : « Non, vous ne pouvez pas dire à quelqu’un que vous l’aimez juste pour vous retrouver dans son lit. Non, vous ne pouvez pas dire à une personne que vous l’aimez, si vous en aimez déjà deux autres en même temps. »

À l’époque, une grande partie de la population avait ainsi rejeté le diagnostic de Carnes comme un faux problème. Du côté des féministes, notamment, on tançait cette histoire de « dépendance » parce qu’on la considérait comme trop négative, si ce n’est moralisatrice et héritière de l’ancienne « nymphomanie » des hygiénistes. D’ailleurs, pendant longtemps, le terme qui se rapprochait le plus de la dépendance sexuelle était celui de « donjuanisme », une dénomination aux airs baroques et libertins, mais sans réelle gravité, sauf quand cet appétit sexuel débordant concernait des femmes et devenait, pour le coup, aussi clairement pathologique que répréhensible et réprimé. Durant l’époque victorienne, écrit Carol Groneman8, la nymphomanie allait même devenir « l’auberge espagnole des comportements déplacés », allant des « regards lascifs » aux aventures extra-conjugales. Le simple fait de mettre du parfum pouvait s’apparenter à de la « nymphomanie modérée ». Le livre décrit ainsi le cas de Mme R., qui, en 1895, confessait ses « désirs lascifs », provoqués par la lecture d’un excès de romans et la participation à un excès de fêtes au sortir de l’adolescence. Son médecin lui prescrivit l’application de sangsues sur son utérus et de glace sur sa vulve.

L’invention de la dépendance sexuelle par Carnes survient dans la queue de comète de la « parenthèse enchantée », un temps de totale liberté sexuelle, où la tendance était d’avouer et d’assumer amoralement toutes sortes de comportements sexuels. Dès lors, si des hommes se comportaient comme « Del », il n’y avait que peu de chances que cela soit vu en société comme un problème et encore moins une maladie. Mais la parenthèse s’est vite refermée et, aujourd’hui, la tendance s’est inversée. D’aucuns, et notamment du côté des féministes, s’insurgent contre cette notion dans laquelle ils voient une excuse un peu trop facile pour les « gros porcs » et en appellent à moins de tolérance. Les stars et les politiques pris la main dans le sac sont sommés de faire amende honorable auprès de leur conjoint et famille, lors de cérémonies confessionnelles publiques. Une pénitence que peuvent même valoriser des marques qui avaient fait des queutards leur égérie : en 2010, Nike Golf sortait une pub9 surfant sur le scandale Tiger Woods. Un bref clip tourné dans un maussade noir et blanc qui narre une sinistre histoire ; Tiger fixe la caméra, le visage fermé et aveuglé par les flashs des appareils photo ; pour finir, la voix de son père (décédé) lui demande : « As-tu retenu la leçon ? ». Le héros déchu, tellement malade qu’il avait couché avec une de ses nombreuses (18) maîtresses le jour de la mort de son père, remontait la pente en retrouvant ses racines. Il était un prodige brisé, mais toujours loyal et prêt à battre tous les records golfiques, avec en ligne de mire un ultime défi : se conquérir lui-même. C’était beau.
Mais, loin de cette image de papier glacé, où le pécheur regagne le paradis perdu grâce à une longue contrition humiliante et médiatique, en réalité, le parcours des sex-addicts n’a pas grand chose de chevaleresque. Comme l’explique Benoit Denizet-Lewis10, la plupart des individus « sexuellement compulsifs » préfèrent dire qu’ils suivent des cures de désintoxication pour toxicomanie ou alcoolisme, plus acceptables socialement. N’est pas Dominique Strauss-Kahn qui veut : ici comme ailleurs, mieux vaut être puissant que misérable quand vous êtes « affecté » d’une libido débordante.


Des produits de l’hypersexualisation de nos sociétés ?

Enfin, l’asexualité et la dépendance sexuelle ont comme point commun d’être considérées comme de pures réactions à nos environnements sociaux soi-disant saturés de représentations sexuelles et érotiques. Les hypersexuels seraient les victimes, évidentes, d’un excès de stimulation, de la même manière que les jeux vidéos rendraient les adolescents épileptiques ou tueurs en série. Du côté des asexuels, on peut lire ce genre de choses11 : « Si le sexuellement correct prescrit le grand jouir comme condition du bonheur sur terre, il fallait bien imaginer qu’un mouvement de dissidence d’une très grande ampleur finirait par se mobiliser, par se séparer du troupeau, emportant peut-être avec lui quelque chose d’une contre-expérience ou d’une non-expérience de la sexualité, qui nous permettrait de tempérer la hideuse caricature ambiante. » La non-activité sexuelle relèverait ainsi de l’activisme et de la protestation face à une sexualité que la société imposerait comme un devoir ! Seulement, comme le montrent plusieurs témoignages12, la grande majorité des asexuels déclarent avoir toujours su qu’ils l’étaient. À la limite, le seul effet significatif que peut avoir l’entourage est de pousser à davantage d’expérimentations13, pas moins. Et, à quelques exceptions près, la saturation sexuelle des espaces et des existences n’est pas regardée avec dégoût ou rage, mais simplement avec la plus totale indifférence, confinant parfois à la lassitude.
Pour autant, le véritable problème n’est pas tant que nos vies clignotent de partout de représentations sexuelles, mais qu’il s’agisse toujours des mêmes. Et que cette homogénéité soit, à son tour, une cause et un vecteur de normativité. Ce dont souffrent les asexuels et les hypersexuels, comme toutes les personnes sexuellement non « standard », ce n’est pas d’une omniprésence, d’un trop plein de sexe, mais que ce sexe s’analyse, s’apprécie sur un mode à la fois moral et normatif pour lequel la variation, l’écart, sont a priori coupables, mais de quoi ? L’idée qu’il y aurait des sexualités bonnes et d’autres mauvaises, des propres, des sales, des normales et des pathologiques. Alors que, tant que ces comportements ne causent « aucune atteinte au corps ou à la propriété d’autrui », il ne peut pas y avoir légitimement de faute.

Qu’avez-vous fait de la libération sexuelle ? se demandait Marcela Iacub en 2002. Malheureusement, pas grand-chose. En effet, rien ne semble plus violemment normé que la sexualité, aujourd’hui, comme à l’époque de Kinsey et comme il y a 3 000 ans. Et rien n’est plus durement stigmatisé, rejeté et incompris que le « hors-norme » sexuel. Nous sommes ainsi encore bien loin de l’« affranchissement des esprits » que pouvait décrire le sexologue et dissident russe Mikhail Stern, où « l’amour n’est qu’un besoin physiologique qu’il faut satisfaire aussi simplement que la soif et la faim ». Cette révolution, nos sociétés l’auront véritablement réalisée quand elles comprendront que la normalité sexuelle n’a jamais existé et n’existera jamais et, qu’au mieux, il n’existe que des tendances et des moyennes statistiques cadrées par des extrêmes et baignant, par définition, dans un océan d’anomalies. Des anomalies qui, si on s’y attarde deux minutes, n’ont vraiment rien de grave.

1A. Kinsey, Concepts of Normality and Abnormality in Sexual Behavior, New York, Grune and Stratton, 1949.
2M. D. Storms, « Theories of Sexual Orientation », Journal of Personality and Social Psychology, n° 38, 1980, pp. 783-792.
3B. R. Berkey, T. Perelman-Hall & L. A. Kurdek, « The multidimensional Scale of Sexuality », Journal of Homosexuality, n° 19, 1990, pp. 67-87.
4Première édition en 1983, réédité et amendé à de nombreuses reprises depuis.
5M. P. Kafka, « Hypersexual Disorder: A Proposed Diagnosis for DSM-V », Archives of Sexual Behavior, n° 39, 2010, p. 377-400.
6D. Fontaine, No sex last year, la vie sans sexe, David Fontaine, Paris, Arte Éditions/Les petits matins, 2006 (nouv. éd. en 2013 sous le titre Avec ou sans sexe).
7Ibid.
8C. Groneman, Nymphomania: A History, New York, W. W. Norton & Company, 2001.
9« Tiger Woods Commercial: Earl and Tiger » : https://www.youtube.com/watch?v=5NTRvlrP2NU
10B. Denizet-Lewis, America Anonymous, New York, Simon & Schuster, 2009.
11J.-P. de Tonnac, La Révolution asexuelle. Ne pas faire l’amour, un nouveau phénomène de société, Paris, Albin Michel, 2006.
12P. Sastre, No Sex. Avoir envie de ne pas faire l’amour, Paris, La Musardine, 2010.
13De fait, les asexuels interrogés dans mon livre, notamment les plus jeunes, rapportaient un nombre de rapports sexuels plus élevé que la moyenne, un phénomène que beaucoup expliquent par une volonté d’essayer plusieurs fois pour être sûr que la sexualité, en tant que telle, était bien ce qui ne leur faisait pas envie et pas tel ou tel partenaire.

[Publié dans Citrus n°3 Sexe, L'agrume, 2015]