lundi 19 octobre 2020

Les leçons de « Charlie Hebdo » et de l'affaire Obono

C'est toujours rigolo, les coïncidences. Mercredi 2 septembre s'ouvrait le procès des attentats de janvier 2015 devant la cour d'assises spéciale de Paris, inaugurant quarante-neuf jours d'audience au terme desquels quatorze personnes (dont trois par défaut) seront jugées pour leur soutien logistique aux tueries de Charlie Hebdo, Montrouge et de l'Hyper Cacher. Le week-end précédant, une partie de l'écosystème médiatico-politique s'affolait autour d'un article fictionnel et anonyme de Valeurs Actuelles mettant en scène une représentation de la députée LFI Danièle Obono en victime de la traite négrière organisée par les Africains et les Arabes au XVIIIe siècle.

Si on remonte à la chemise du baptême – ce que le procès en cours ne fera sans doute malheureusement pas – une partie du « soutien logistique » aux attentats de janvier 2015 peut être attribué aux mensonges et aux manipulations d'un groupuscule islamiste, la « Société islamique du Danemark » qui, après avoir été débouté de sa plainte contre Jyllands-Posten, avait envoyé ses membres en Égypte, au Liban, en Syrie et au Pakistan accompagnés d'une plaquette mélangeant les dessins que le quotidien danois avait effectivement publiés et d'autres documents n'ayant rien à voir avec son dossier « blasphématoire ». Des ajouts, comme par hasard, des plus incendiaires. On y voyait un Mahomet au groin de cochon – en réalité, la photo d'un participant barbu d'un concours d'imitation de cris d'animaux prise par un journaliste d'Associated Press dans un village des Hautes-Pyrénées – et deux images produites par des fondamentalistes chrétiens américains traitant pour l'une Mahomet de démon pédophile et représentant pour l'autre un musulman en train de se faire sodomiser par un chien durant sa prière. En 2005, c'est surtout à cause de ce fascicule, et non pas tant des pages du Jyllands-Posten, qu'une partie du monde musulman s'embrasera pour faire réellement démarrer « l'affaire des caricatures ». La même qui se soldera par des claquements de kalachnikov dix ans plus tard à Paris et ses alentours.

L'affaire Obono-Valeurs Actuelles est heureusement moins sanglante mais relève des mêmes procédés d'exacerbation factice et fallacieuse de l'indignation. Je pense en particulier à un montage ayant circulé sur les réseaux sociaux et laissant croire qu'un dessin représentant la députée avec des chaînes autour du cou avait constitué la une de l'hebdomadaire droitiste. J'y pense tellement que j'ai moi-même failli tomber dans le piège des faussaires et me référer à cette fausse une pour donner de ma voix dans le grand chœur réprobateur. Alors que je réfléchissais à un tweet soulignant combien ce genre de « dérapage » n'a rien d'étonnant quand on laisse l'extrême-droite faire de la liberté d'expression sa chasse gardée, j'ai pris trois secondes supplémentaires pour réorienter mes doigts vengeurs vers ma messagerie et demander à ce qu'on m'envoie l'article incriminé. Une fois lu, je l'ai su affublé d'énormément de défauts – comme avoir été écrit selon toute vraisemblance par un poulet sans tête –, mais j'ai su par la même occasion que le racisme n'en faisait pas partie. Contrairement à la description qui en est faite et qui justifie la plainte que Danièle Obono affirme avoir déposée.

Il en est des lynchages comme des bancs de poissons. Vous pouvez faire entendre raison – ou changer de direction – à quelques individus dans le lot, le mouvement général n'en sera en rien altéré. C'est ainsi que se comportent les phénomènes proprement systémiques, c'est ce qui les rend si terrifiants.

L'ultime ironie de l'histoire, c'est que Danièle Obono fut elle-même victime d'une foule rendue délirante par des contre-vérités quand, il y a trois ans, l'extrait décontextualisé d'une interview sur RMC laissait croire que « vive la France » lui écorchait la bouche. Sur cette même chaîne, il y a quelques jours, alors que Jean-Jacques Bourdin l'aiguillonnait en lui rappelant qu'elle avait écrit n'avoir « pas pleuré pour Charlie » en 2015 ou qu'elle portait aujourd'hui plainte contre Valeurs Actuelles après avoir signé une pétition en 2012 défendant la liberté d'expression d'un groupe de rap, Obono n'a pas fléchi. L'ouverture du procès est un « moment important », a-t-elle dit, qu'il « ne faut pas rabaisser en essayant de créer de mauvaises polémiques ». Quelques minutes plus tard, elle demandait au journaliste de la juger « sur des positions argumentées, pas sur des fantasmes, pas sur des falsifications ». Autant de très bons conseils, qu'importe qu'elle soit la dernière à les appliquer.

Texte paru dans Le Point

samedi 17 octobre 2020

Ne blesser personne, le nouvel impératif

Dans les périodes de crise, il y a souvent cette question que l'on finit par poser : et vous, quand avez-vous pris conscience que quelque chose était en train de basculer ? La fameux passage entre l'avant et l'après. Bien sûr, ce genre de jalon relève d'une reconstruction. A posteriori, notre esprit tire des fils entre des points qui n'ont rien à voir ensemble pour donner un sens à une réalité dont la complexité nous échappe. C'est une sorte de pansement de la cervelle ou, plutôt, de sac en papier dans lequel on respire quand vient poindre la crise de panique. Dans mes synapses surchauffées à moi, c'était un jour de 2016 ou de 2017. J'avais passé la bonne partie d'une soirée à discuter avec un ami journaliste des schismes apparus dans nos rédactions après l'attentat de Charlie Hebdo. Il s'étonnait que les choses soient allées si vite. Que les failles se soient creusées si fort. Que d'anciens camarades de machine à café en soient venus, quasiment du jour au lendemain, à ne plus s'adresser la parole et à (métaphoriquement) cracher parterre au passage de l'un ou de l'autre pour conjurer le mauvais œil d'une cohabitation désormais insupportable pour tout le monde. Moi, comme souvent, je faisais ma blasée. Je lui disais que ce n'était que la dernière métamorphose en date d'antagonismes remontant à très loin et faisant feu de tout bois pour se manifester. Mes borborygmes sur les racines conflictuelles de notre nature humaine ayant moyennement attisé son attention, j'étais passée au niveau proximal. Je lui avais dit qu'il y avait eu des histoires similaires au moment de la fatwa contre Salman Rushdie et, encore avant, lorsque la "révolution" iranienne excitait des intellectuels bien au chaud à Neauphle-le-Château et glaçait le sang d'autres, ceux qui allaient vite devoir se décider entre la valise ou le cercueil à Téhéran. Qu'encore avant il y avait eu Césaire et Aragon, l'Affaire Kravtchenko, Victor Klemperer qui notait en douce ces si subtils changements linguistiques affligeant les démocraties qui s'effondrent. Bref, que les temps de tension reviennent à intervalles irréguliers et qu'on n'avait finalement pas tant que ça à se plaindre. (De mes gènes du ghetto, j'ai hérité de la technique de consolation dite "Vus de Babi Yar, tes problèmes c'est peanuts". Je vous la conseille, elle est super efficace).

À un autre moment de la conversation, je lui disais avoir remarqué une inflexion dans ses articles. Qu'il me semblait avoir changé un fusil d'épaule, ne plus écrire sur des sujets fâchant autant qu'auparavant les foules des réseaux sociaux, ces poissons rouges barbotant dans leur dopamine boostée par algorithmes interposés et tournant de l'indignation de la veille à celle oubliée le lendemain pour une autre. Je lui demandai si la chose était volontaire ou le fait d'ordres venant d'en haut. Sa réponse : que l'évolution était de son propre chef et qu'il avait effectivement préféré se focaliser sur des sujets à "faible charge polémique", de peur qu'une explosion de cocotte-minute réticulaire en vienne à ficher ses shrapnels dans sa santé mentale. Puis il avait ajouté : "aujourd'hui, en France, il n'y a jamais eu autant de journalistes et d'intellectuels sous protection policière".

Voilà, moi elle est là mon épiphanie. La seconde où la grenouille prend conscience de la température de la casserole. Du monde où ce qui était encore anormal en 1989 avec le calvaire de Rushdie est devenu monnaie courante. Une fonction comme une autre dans l'équation du choix rédactionnel. "Sur quoi vais-je écrire aujourd'hui ? Ah non, pas là-dessus, je risque de surchauffer la bile d'hypersensibles qui voudront me faire la peau, je vais plutôt en rester à un sujet à faible charge polémique".

Quelques mois plus tard, j'entendais une ancienne journaliste préciser la nouvelle ligne éditoriale qu'elle comptait faire appliquer dans le magazine dont elle était récemment devenue la rédactrice en chef : "J'aimerais que personne ne soit blessé par nos contenus". La boucle était bouclée. Le schisme ouvert avec les attentats de Charlie Hebdo s'était enfin refermé. Les terroristes avaient gagné.

Texte paru dans Le Point