Dans son dernier ouvrage, Bernard Stiegler nous fait l'éclatante démonstration de ce que peut-être une expression coercitive. En deux mots, Bernard Stiegler a un très gros problème avec une publicité pour Canal J, où des enfants goguenards pointent du doigt leurs parents et grands-parents faisant les pitres, avec la mention « les enfants méritent mieux que ça » (sous-entendu, pour que tout le monde comprenne bien, ils méritent de se divertir en regardant Canal J plutôt que d'admirer les gatouilleries de leurs ancêtres). Et ça, Bernard Stiegler, ça le met dans une rage folle, tel est le paradigme qui fait que les choses vont mal et que le monde marche sur la tête, régi désormais par des valeurs d'irresponsabilité, d'immaturité, de désir à satisfaire immédiatement, de courte vue, de caprice – bref par des sales gosses, partout et tout le temps, au sens propre comme au figuré : c'est affreux. En plus, la télé ça rend con, c'est prouvé scientifiquement, alors vite aux armes noopolitiques !
J'ai dit deux mots, et j'épargnerais à mon rare et cher lecteur toute la besogne que requiert la lecture d'un tel ouvrage. Outre qu'on y retrouve, telle une blague trop lourde, tous les poncifs du philosophe tâcheron (quinze concepts par page, nombre inversement proportionnel aux bases factuelles, des évidences tombées de nulle part, du grec, de l'allemand, des références antérieures à 1950 – sauf quand elles renvoient aux propres ouvrages de l'auteur, etc.), le point de vue de Bernard Stiegler est tout entier un rappel à l'ordre. N'en témoigne que la dernière phrase (assez courte, une fois n'est pas coutume) :
Mais il faut alors tirer les conséquences du savoir récent sur ce qu'il en est de l'état des âmes, sur ce qui les détruit, et sur les possibilités de les reconstruire à partir de ce qui les a détruites – à condition de renverser profondément la situation de cette puissance qu'est devenu le psychopouvoir, et de la soumettre aux contraintes prescrites par une psychopolitique menée au service d'une noopolitique et à travers une politique industrielle des technologies de l'esprit.
(c'est moi qui souligne)
7 commentaires:
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Ce genre de bonhomme, vous le sortez de prison, il veut vous y envoyer à sa place !
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de ce que j'ai lu de stiegler, il parle de renverser le pouvoir détenu par les mass media, comme la télé, pour y substituer une politique d'éducation et de formation de l'attention des enfants.
evidemment, il a plus de 50 ans, quand il parle d'internet il n' a pas le point de vue d'un nerd de 25 ans... il n'empeche que sa démarche n'est pas coercitive : il accepte la nécessité d'une autorité dans l'éducation. n'importe qui qui forme, enseigne, reconnaît à ce qu'il me semble l'existence d'une relation de pouvoir entre maître et élève. Même dans une école Steiner, ce sont les adultes qui mettent en place le monde, les structures, dans lequel évoluent les élèves.
je suis loin de suivre stiegler dans ses conclusions, mais il a au moins les qualités d'être sensé, et de se renseigner réellement sur l'état des lieux des NTIC et des medias aujourd'hui, c'est assez rare en france pour lui épargner les pétitions de principe comme la votre...
je sais pas, quand on a à faire avec des ENFANTS, laisser à TF1 le pouvoir de former leur esprit est une violence plus grande que le volontarisme de stiegler.
@ Johan : merci pour votre commentaire, mais je ne vous suis pas. Et l'argument "au royaume des aveugles" me semble un peu faiblard. Ce que j'appelle une pensée coercitive est ce genre de pensée pour lesquelles "c'est moi ou rien". Stiegler est assez clair (vous remarquerez cet énorme compliment) dans son dernier ouvrage pour montrer que "si" on ne l'écoute pas, alors la jeunesse va à sa perte, tout en étant assez flou sur les modalités de cette perte. Troubles de l'attention ? difficultés à tenir en place ou à mener des études longues ? Si cela est vrai (je ne suis pas encore allée voir l'étude à laquelle il fait référence), j'aurais la provocation de dire : très bien, que les choses changent, et voyons si l'éducation d'avant était meilleure que celle d'après, et sur quels critères justifier cette amélioration ou cette régression...
Quant à la violence pour un esprit d'enfant de regarder TF1, outre que le terme vous appartient, je vous demande encore : sur quels critères autres que "ce n'est pas comme avant" ?
Et toutes proportions gardées, je crois bien que nous sommes dans un système où l'école est obligatoire et le visionnage de TF1 facultatif...
(mais qui suis-je pour en parler, n'est-ce pas, je n'ai ni d'ENFANT ni de télévision...)
Bonjour et merci de la réponse.
alors, je vais essayer de ne pas faire de la rhétorique à 20 cents et d'aller droit au but. Ce que je reproche à TF1 c'est de délibérement tenter de transformer les gens en consommateurs dociles : d'un côté de les conditionner à une peur réflexe (JT, 52 sur la une, séries genre les experts), de l'autre de magnifier et de glamoriser la consommation de type hypermarché comme seul mode de socialisation. Vu le pouvoir de fait qu'a TF1 (sur le déclin parait-il), sinon de violence, on pourrait parler d'atteinte à la liberté quand il s'agit d'enfants. Désolé je déteste vraiment TF1, et je n'ai ni TV ni enfants non plus...
Sinon, Stiegler est bien alarmiste, je suis d'accord. Ses solutions sont passéistes et nostalgiques, et la dessus j'abonde en ton sens, mais est-ce que les netocrates scandinaves ne sont pas pires (c'est par eux que je suis tombé sur ce blog) quand ils expliquent (je ne trouve plus le lien) que les choses vont etre comme ils le décrivent car ils sont la Voix Immanente des multitudes. Je préfère encore le style républicain old school de stiegler à leur posture de prophètes transhumains sous DHEA.
L'étude dont parle Stiegler, c'est si je me souviens bien une neurologue qui a observé que la formation des réseaux synaptiques était foncièrement différente chez les enfants élevés par la TV que chez les générations précédentes, ca a l'air assez passionnant. C'était un truc de Katerine Hayles me semble-t-il.
J'ai retrouvé l'extrait :
"Nous nous contentons d’affirmer ce qui doit, de toutes façons, être affirmé. Nous sommes les voix du pouvoir que nous analysons. [...]Il n’y a pas d’alternative crédible à la philosophie que nous conduisons. L’éternalisme en tant que philosophie ne peut être distingué de l’éternalisme comme production de vérité au sein de l’ordre social informationnel. Ils sont une seule et même chose. "
Interview ici
Je trouve franchement qu'ils en font des tonnes, j'essaierai quand meme de lire leur livre...
@ Johan : en effet, je pense qu'il vaut mieux lire les livres que les interviewes. Dans celle que vous pointez, surtout la partie concernant les "éternalistes" et "l'éternalisme", je crois sans prétention que celui qui a fait l'interview n'a pas vraiment compris le binz (ok, c'est pas souvent facile)
L'éternaliste, c'est le créateur de concepts. Celui qui analyse les faits du monde, pour les "métaphysiser" si l'on veut et leur donner leur statut de discours. Mais ils ne parlent jamais d'"éternalisme", du moins pas dans ce premier tome que sont les Netocrates
quand il dit Il n’y a pas d’alternative crédible à la philosophie que nous conduisons
il veut dire qu'au moment de l'interview (et je crois que c'est encore le cas aujourd'hui, raison pour laquelle les Netocrates est loin d'être "périmé") aucun philosophe n'a analysé avec autant de précision et d'ouverture l'état du monde informationnel. Aucun dont on ne puisse dire "ah mais celui là défend ses acquis contre le monde qui change". AB et JS sont les premiers à ne pas vouloir être seuls, vouloir d'autres "éternalistes" avec qui pouvoir discuter, mais des "éternalistes" qui savent, factuellement, de quoi ils parlent, et non pas des idéologues défendant en creux un mode de vie et de production déclinants.
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