jeudi 4 juillet 2019

Chronique "Peggy la science", in Causeur n°68 (mai 2019)



Chez les Indiens Kogi de Colombie, le mythe de la création des sexes n'est pas une affaire de côte mal taillée mais de poil pubien fertile. C'est lorsque la Mère primordiale s'arracha un poil de chatte pour le planter au mitan d'un corps agame que ce dernier se vit pousser un pénis – et que l'humanité fut divisée en hommes et femmes. L'histoire peut être cocasse, mais elle révèle surtout combien l'importance accordée à la toison pubienne est loin de se limiter à l'époque contemporaine. Contestant l'idée que le défrichage des bas morceaux serait une invention aussi occidentale que récente, et uniquement fruit des « injonctions » d'une société hypnotisée par les films de boules et les marchands du temple cosmétique, Lyndsey K. Craig et Peter B. Gray, anthropologues à l'université du Nevada, ont décidé de mener la première analyse « systématique et interculturelle » de l'épilation pubienne. Leur étude exploite des « données descriptives » portant sur 72 cultures disséminées de par le monde et les époques – pour des publications courant de 1894 à 2001. Il en ressort que la pratique est bien universelle et ne peut être exclusivement expliquée par la publicité et la pornographie de masse, vu qu'aucune des sociétés pré-industrielles étudiées n'y avait accès. Pour ces maillots primitifs, la technique de choix est l'extraction manuelle – avec divers ersatz de pinces à épiler, comme les Indiens Tapirapé qui se servent de coquilles de palourdes ou les Selknams de la Terre de Feu (aujourd'hui disparus) qui s'arrachaient les poils avec les doigts et une mixture de cendres. Craig et Gray montrent par ailleurs que si les femmes sont les premières concernées, les hommes ne sont pas en reste, tant il n'est pas rare que le débroussaillage soit intégré dans un rituel marital marquant l'entrée à la fois dans l'âge adulte et la vie sexuelle. La motivation numéro un est d'ordre hygiénique – comme chez les Ila (Afrique australe) où les femmes craignent que leurs poils ne piquent le pénis de leur partenaire et l'infectent. Ce qui fait dire aux chercheurs que l'épilation intime relève d'une évolution bioculturelle et que l'entretien de la toison pubienne, où la dégradation des protéines, lipides, acides gras et stéroïdes secrétés par les glandes sudoripares produit un fumet variant au gré de l'état reproductif, est avant tout un signal d'activité et de réceptivité sexuelles sur lequel le complexe playboyo-esthétique n'a fait que capitaliser depuis quelques siècles.


Christopher Hitchens, après Sigmund Freud, en parlait comme du « narcissisme des petites différences » – le fait que les ennemis les plus jurés ont toutes les chances de se ressembler énormément. L'étude de Jan-Willem van Prooijen et André P. M. Krouwel, chercheurs en psychologie expérimentale et en sciences politiques à l'université libre d'Amsterdam, confirme la conjecture en montrant que quatre caractéristiques psychologiques unissent les extrémistes de gauche et de droite. La première est une détresse intellectuelle – un sentiment de « perte de repères », d'incertitude, voire d'angoisse – qui agit comme un terreau à radicalité par la quête d'une cause susceptible de redonner du muscle à une estime de soi raplapla. Par exemple, et par rapport aux modérés, les extrémistes disent souvent avoir peur pour leur avenir économique et expriment beaucoup de méfiance vis-à-vis des institutions, notamment gouvernementales. La seconde, découlant de la première, est un « simplisme cognitif » ou un goût prononcé pour le manichéisme, les solutions en noir et blanc et tout ce qui semble clarifier un « environnement social complexe via un ensemble d'hypothèses simples rendant le monde plus compréhensible ». La troisième est un excès de confiance et un sentiment de supériorité idéologique (« j'ai raison et pas toi ») sur tout un tas de sujets allant de la sécurité sociale à l'immigration en passant par la discrimination positive. Une tendance corroborée par des tests vides de toute saveur partisane et qui s'assortit d'une plus grande propension au biais de confirmation. La dernière est un penchant prononcé pour l'intolérance et le dogmatisme – et le fait de voir ses « jugements moraux comme des absolus reflétant une vérité simple et universelle ». Le tout, alertent les chercheurs, étant une formidable recette de castagne entre groupes persuadés de n'avoir rien à voir les uns avec les autres et tout à gagner de l'élimination de leurs « antagonistes ».


À l'heure où la saison du rhume des foins et de la montée de sève bat son plein, une étude publiée quelques jours avant l'équinoxe de printemps a de quoi laisser songeur quant à la précarité de nos préférences amoureuses. Menée par Kathryn M. Lenz (université de l'Ohio) et ses collègues, cette étude établit un lien solide entre réaction allergique et sexuation du cerveau : chez les rats, les femelles ayant été exposées à un allergène durant leur gestation donnent naissance à des petits qui, toute leur vie, auront des comportements sexuels « atypiques ». En d'autres termes, les femelles nées de mères ayant connu l'équivalent murin d'une grosse crise d'asthme se comporteront comme des mâles. De fait, cet effet d' « inversion » est bien plus fort chez les femelles, qui passeront le plus clair de leurs journées à vouloir grimper leurs petites copines et à se transformer en folles du cul à la moindre odeur féminine dans les parages. L'action de l'allergie maternelle sur le développement sexuel de la progéniture est aussi détectable au niveau cellulaire dans le système nerveux des bestioles. Notamment, les filles de mères allergiques auront une zone du cerveau (l'aire préoptique, connue pour réguler la motivation sexuelle des mâles) plus riche en synapses qu'à l'accoutumée. Mais si le changement se fait en miroir chez les mâles, il ne se traduit chez eux que par un moindre intérêt pour la gaudriole, sans coming-out à prévoir.

Quand l'université devient tribunal


Sur les campus de l'anglosphère, les profs ont la trouille. Dans un mélange de consumérisme étudiant, d'emploi académique précaire et de pleutrerie administrative mal camouflée en bienveillance « pastorale », l'ambiance est radioactive. Les élèves peuvent accuser leurs enseignants d'à peu près n'importe quoi et, dans les procédures disciplinaires kafkaïennes qui en découlent, ces derniers n'ont quasiment aucun moyen de se défendre sans bousiller leur carrière et leur santé. Récemment, j'apprenais qu'un professeur new-yorkais était sous le coup d'une plainte pour violation du Titre IX (la législation fédérale sanctionnant les discriminations sexuelles dans les établissements recevant des subsides publics) à cause de deux « crimes » perpétrés dans ses cours de psychologie : avoir parlé de « sexualité féminine » et indiqué que l'anorexie touchait davantage les femmes blanches que les noires. Soit une expression anodine et une réalité scientifique pouvant d'ailleurs s'étendre à tous les troubles du comportement alimentaire. Dans le monde universitaire américain, l'hubris fragiliste de la « culture de la victimisation » est désormais telle que des enseignants sont admonestés pour avoir voulu transmettre leur savoir, la raison d'être de leur travail.

Le 28 mai, une tribune publiée dans The Atlantic dénonçait les périls que ce climat fait peser sur la science et ceux qui l'ignorent. Luana Maroja, professeure de biologie au Williams College et directrice de son programme de biochimie, y détaille comment des faits scientifiques sont victimes de la même censure qui occulte des opinions politiques ou des expressions artistiques jugées offensantes par des étudiants toujours plus avancés dans leur métamorphose en gardes rouges maoïstes. Après avoir banni la formule « femme enceinte » (remplacée par « humain enceint ») et interdit (ou voulu interdire) des pièces de théâtre jugées « racistes » (mais néanmoins écrites par des Afro-Américains), des élèves en viennent à ne plus vouloir entendre parler de QI, d'héritabilité (le degré de transmission génétique d'un trait, physiologique ou comportemental, entre un parent et sa progéniture) et de sélection de parentèle (une des plus grandes avancées de la théorie darwinienne au XXe siècle, permettant notamment de comprendre la coopération et l'altruisme dans le monde animal). Entre autres justifications de leur « dénialisme biologique », les étudiants prétendent que le QI a été inventé pour ostraciser des minorités, que l'héritabilité est un mythe et que la sélection de parentèle légitime le népotisme de Trump. Trois contre-vérités, mais si Maroja cède aux griefs de ses étudiants – ou se retrouve face à une administration acceptant de leur caresser la susceptibilité dans le sens du poil – comment s'y prendra-t-elle pour les sortir de l'erreur si la simple mention de ces phénomènes devient un sacrilège ?

Il y a deux ans, presque jour pour jour, des étudiants d'Evergreen, une autre université d'arts libéraux américaine, patrouillaient sur leur campus armés de battes de base-ball à la recherche d'un professeur de biologie, Bret Weinstein, coupable à leurs yeux de racisme pour avoir critiqué le bien-fondé d'une journée d'exclusion des Blancs. Dans le Wall Street Journal, son épouse Heather Heying, elle aussi biologiste, allait dénoncer une « attaque contre les valeurs des Lumières : la raison, le questionnement et le dissentiment. Les extrémistes de gauche en ont après la science. Pourquoi ? Parce que la science recherche la vérité et que la vérité n'est pas toujours convenable ». En écho au célèbre poème de Martin Niemöller déporté en 1937, Heying intitulait sa tribune : « D'abord ils sont venus chercher les biologistes ».

L'analogie n'est pas exagérée, car vouloir faire taire un enseignant et se boucher les yeux et les oreilles face à des faits qui nous « outragent » est un carburant à ignorance. Une lacune où germent les despotes et prospèrent les tortionnaires.