vendredi 22 mars 2019

La femme, cette inconnue des féministes


Dans L'intelligence cachée des hormones, Martie Haselton part à l'assaut du créationnisme mental

Nous vivons des temps décidément intéressants. Alors qu'il va à peu près de soi que le créationnisme – ou n'importe quelle autre lecture du monde faite à l'aune de dogmes religieux – est une lubie pour allumés en voie de péremption avancée, l'idée que l'humain ne serait pas un animal comme les autres, voire pas un animal du tout, qu'il aurait surmonté les lois, les processus ou les mécanismes documentés dans l'intégralité absolument totale du vivant... cette idée là, bizarrement, n'est pas combattue avec la même force ni moquée avec la même vigueur que sa cousine monothéiste. Et pourtant, elle est faite du même bois, à savoir la blessure narcissique infligée par Darwin il y a près de 160 ans et dont le sillon a depuis été méticuleusement labouré par ses héritiers. J'en parle comme d'un « créationnisme mental » à la fin de La domination masculine n'existe pas, ce que le primatologue Frans de Waal qualifie de « néo-créationnisme » dans Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l'intelligence des animaux ?

« Il ne faut pas confondre le néo-créationnisme avec le dessein intelligent », écrit de Waal, « ce dernier n'étant que du vieux créationnisme habillé à la mode du jour. Le néo-créationnisme est plus subtil en ce qu'il admet l'évolution, mais seulement à moitié. Son principe fondamental, c'est que notre corps descend du singe, pas notre esprit. Sans le dire explicitement, il suppose que l'évolution s'est arrêtée à la tête humaine. L'idée est omniprésente dans la plupart des sciences humaines et sociales et dans une grosse partie de la philosophie. Elle considère notre esprit comme si original qu'il est absurde de le comparer à d'autres, si ce n'est pour confirmer son statut exceptionnel. Elle adore postuler tout un tas de différences mentales, et ce même si la brièveté de leur durée de vie ne cesse d'être attestée. Elle est née de la conviction qu'un événement majeur a dû survenir après notre séparation d'avec les singes : un changement miraculeux opéré ces quelques derniers millions d'années, si ce n'est plus récemment encore. À l'évidence, aucun savant contemporain n'osera parler d'étincelle divine, et encore moins de création, mais difficile de nier l'assise religieuse de cette position. »

Alors il convient de se réjouir quand un livre noyant cette « étincelle divine » sous un déluge de faits scientifiques nous tombe entre les pattes. L'intelligence cachée des hormones de Martie Haselton est de ceux-là. Signé par une éminente spécialiste de l'influence des cycles menstruels sur les comportements féminins, longtemps rédactrice en chef de la revue scientifique Evolution and human Behavior, soit la plus prestigieuse en son domaine, autant dire que l'ouvrage n'est pas l'énième fast-book d'un plumitif à la soif de buzz inversement proportionnelle à ses compétences. C'est même tout l'inverse : alors qu'elle a nombre d'atouts pour devenir une « bonne cliente », Martie Haselton préfère globalement se dérober aux journalistes, persuadée qu'elle est que son livre, synthétisant plus de vingt ans de recherches menées notamment au sein de son laboratoire de l'UCLA, se suffit à lui-même. Ce n'est pas moi qui lui donnerai tort, sans compter que Haselton situe ses travaux dans un courant de pensée qui m'est cher, à savoir le féminisme darwinien.

« Certains pensent qu’expliquer le comportement de la femme par la biologie serait pénalisant pour elle et que s’il n’existait ne serait-ce qu’un soupçon d’indication biologique expliquant les différences entre hommes et femmes, alors les femmes risqueraient d’être condamnées aux stéréotypes habituels et confinées à un rôle maternel, sapant du même coup tout espoir de réalisation professionnelle. C’est très exactement le message transmis aux chercheurs : restez discrets sur vos découvertes sur les hormones et le comportement féminin. Mieux vaut pas ne raviver ces stéréotypes », écrit Haselton dans les premières pages de son livre.

Sa position, à l'instar de la mienne, est résolument inverse. « Nous n’aidons pas les femmes en masquant l’information ou en ne menant pas les recherches qui pourraient fournir les réponses dont nous avons besoin », tance la docteur en psychologie. « Ce que nous avons déjà appris sur les femmes et leurs hormones est de mon point de vue extrêmement encourageant et stimulant. La question dépasse largement le poncif de la femme devenant “hormonale” durant certains jours de son cycle et perdant du même coup ses facultés rationnelles. Il s’agit au contraire de comprendre comment, au cours de notre vie, les hormones nous guident au fil d’expériences qui n’appartiennent qu’aux femmes, celle du désir et du plaisir, de la mise au monde d’un enfant (si tel a été notre choix) et de son éducation jusqu’à la transition vers nos années post-reproductives. Ces expériences sont essentielles à la compréhension de ce qu’être humain signifie. Elles nous relient également à nos cousins mammifères, voire aux reptiles qui peuplaient autrefois la terre. »

« Étudiante », précise Haselton « je voulais devenir psychologue, mais j’étais aussi très intéressée par ce que je considérais comme des preuves plus solides du comportement humain car basées sur la biologie (sujet peu développé à l’époque). J’ai eu une révélation lors d’un cours de philosophie qui a tracé mon chemin scientifique. Le professeur expliquait la différence existant entre le dualisme (l’esprit et le corps constituent deux entités distinctes mais coexistant entre elles) et le matérialisme (le cerveau conditionne le comportement, un point c’est tout). Il a demandé un vote à main levée. Qui d’entre vous est un dualiste ? Toutes les mains se sont levées, sauf la mienne. Qui est un matérialiste ? J’ai levé la main avec enthousiasme, les autres étudiants m’apparaissant comme de parfaits idiots. C’est depuis ce jour que j’ai su quelle était ma mission : dépister les foutaises et les éliminer ».

L'intelligence cachée des hormones exécute brillamment cette mission, même si mon petit doigt me dit que la version originale ne parlait pas de « foutaises », mais de bullshit – des « conneries ». Soit un terme qui n'est encore pas assez fort pour caractériser la bouillie du créationnisme mental que la plupart de nos têtes pensantes nous refourguent matin, midi et soir, qu'importe qu'elle ait autant de consistance que la fable d'une terre plate créée voici 6.000 ans par un divin barbon.


Initialement publié dans Causeur n°62 (novembre 2018)

Chronique "Peggy la science" in Causeur n°65 (février 2019)


OGM – l'illusion du savoir

C'est ce qu'on appelle l'effet Dunning-Kruger (comme Freddy) : ceux qui en savent le moins sur un sujet sont aussi ceux persuadés d'en savoir le plus. L'inverse, c'est la malédiction de la connaissance : les plus calés sur un sujet ont tout le mal du monde à transmettre leurs connaissances, vu tout ce qu'ils ont à ramer pour se mettre au niveau des ignorants et parvenir à coloniser leur cervelle. En matière de fossé séparant savoir scientifique et illusion populaire, les organismes génétiquement modifiés trustent le haut du palmarès. Selon un sondage de 2015 du Pew Research Center, 88% des scientifiques interrogés considéraient les OGM comme inoffensifs pour la santé, contre seulement 37% des quidams – une différence de 51 points distançant l'intérêt des tests sur les animaux non-humains (42 points) et l'innocuité des aliments cultivés à l'aide de pesticides (40 points). Une étude publiée mi janvier 2019 par Philip M. Fernbach, Nicholas Light, Sydney E. Scott, Yoel Inbar et Paul Rozin, chercheurs en psychologie et en sciences économiques, éclaire ce phénomène : les opposants aux OGM les plus fervents sont aussi ceux qui en entravent le moins sur la question TOUT en se croyant super experts. Des résultats obtenus sur des échantillons statistiquement représentatifs de la population aux États-Unis, en France et en Allemagne, et qui peuvent aussi s'appliquer aux thérapies géniques, mais pas au changement climatique. Via cette étude, on comprend mieux pourquoi la communication scientifique a tant de mal à éclairer son monde, car la plupart des efforts de vulgarisation partent du principe qu'une incohérence entre l'état d'un consensus et celui de l'opinion sur un sujet relève d'un déficit de connaissances – en d'autres termes, que plus le public en saura, mieux il sera en phase avec la réalité des recherches. Fernbach et ses collègues ajoutent un degré de complexité au bouzin : certes, les plus à côté de la plaque sont les plus en manque d'informations, mais il sont aussi ceux les moins à même de les assimiler, vu qu'ils pensent déjà tout savoir. Et aucun fossé ne pourra être comblé tant que cette gageure ne sera pas résolue.

Référence : Fernbach, P.M. et al. (2019), Extreme opponents of genetically modified foods know the least but think they know the most, Nature Human Behaviour ; DOI: 10.1038/s41562-018-0520-3

Et la sororité, bordel ?

Tel est un des universaux humains : si la liberté de coucher avec qui et quand on veut est aussi chérie que la liberté de pensée, d'expression ou de culte, la sexualité féminine n'est pas jugée de la même façon que la masculine. Il y a les putes et les séducteurs, les marie-couche-toi-là et les aventuriers – les premières sont souillées et les seconds jalousés. Selon une idée communément admise, le contrôle de la sexualité féminine serait avant tout un truc de machos. En termes contemporains, le « slut-shaming » (littéralement, l'humiliation de la traînée) ou la « culture du viol » (la prétendue banalisation sociétale des violences sexuelles) seraient alimentés par des sales mâles prêts à tout pour entraver l'émancipation des femelles dont ils ont tant à craindre. La réalité mesurable chante une chanson un tantinet plus complexe. Il y a, par exemple, le fait que les hommes voient le sexe sans lendemain d'un bien meilleur œil que les femmes ou que les adolescentes surveillent davantage l'activité génitale de leurs copines que ne le font les adolescents vis-à-vis des filles de leur âge. Plus criant encore est le cas des mutilations génitales : l'excision est traditionnellement effectuée par des mères et des grands-mères sur des petites filles isolées des membres masculins de leur famille. Et dans les pays où l'excision est endémique, les hommes déclarent préférer épouser des femmes dont le clitoris n'a pas été coupé, des occidentales ou des femmes appréciant la gaudriole. Une étude menée par Naomi K. Muggleton, Sarah R. Tarran et Corey L. Fincher, psychologues à l'université de Warwick (Royaume-Uni), confirme expérimentalement le phénomène : l'envie de punition des femmes frivoles est assez bien partagée chez les hommes et chez les femmes MAIS ce sont ces dernières qui sont disposées à les sanctionner plus cruellement, quitte à se mettre elles-mêmes en danger. De même, hommes et femmes n'ont pas, en tendance, les mêmes motivations pour refroidir les chaudasses : les hommes le font pour éviter le cocufiage et d'avoir à élever des enfants dont ils ne sont pas le géniteur, tandis que les femmes cherchent à maintenir le coût élevé de leurs faveurs sur le marché sexuel et pourrir la vie de potentielles rivales.

Référence : Muggleton, N.K. et al. (2018), Who punishes promiscuous women? Both women and women, but only women inflict costly punishment, Evolution & Human Behavior ; DOI : 10.1016/j.evolhumbehav.2018.12.003


Non, les réseaux sociaux ne font pas se suicider les jeunes filles

À chaque époque sa flippe du mal-être adolescent induit. À celle de Goethe, ses Souffrances du jeune Werther étaient censées pousser les romantiques boutonneux à se pendre à un chêne. Durant la seconde moitié du XXe siècle, on allait accuser successivement les crooners, les plateaux de Donjons et Dragons ou les cheveux gras de Kurt Cobain de mettre des idées noires dans les têtes blondes. Aujourd'hui, tout fout toujours le camp et ce sont les réseaux sociaux et le temps passé devant les écrans qui rogneraient le bien-être psychique des jeunes générations. Notamment du côté des filles, davantage vulnérables à la toxicité de la pression sociale. Amy Orben et Andrew K. Przybylski, chercheurs à Oxford en psychologie expérimentale et en sciences de l'information, ont passé au crible une bonne partie des données disponibles sur la question pour y trouver beaucoup de contradictions et de lacunes méthodologiques. De leur propre analyse menée sur trois bases de données rassemblant 355.358 adolescents américains et britanniques, il ressort que la corrélation (qui n'implique en rien une causalité) entre consommation numérique et santé mentale des adolescents est effectivement négative, mais aussi extrêmement limitée – à peine 0.4% de la variance des symptômes dépressifs chez les jeunes est attribuable au temps passé sur internet. Selon les scientifiques, dormir suffisamment et prendre tous les jours un bon petit-déjeuner sont des techniques bien plus efficaces pour stimuler la joie de vivre qu'une diète d'écrans.

Référence : Orben, A., Przybylski, A.K. (2019), The association between adolescent well-being
and digital technology use, Nature Human Behavior ; DOI :10.1038/s41562-018-0506-1

Initialement publié dans Causeur n°65 (février 2019)