« Rarement
l’homme s’est montré plus cruel envers l’homme que dans la
réprobation et la punition des comportements connus sous le nom de
perversions sexuelles. Des peines qui vont de la prison à la
torture, en passant par […] l’exclusion, la perte du statut
social […]. Telles sont les peines encourues par […] des
personnes qui n’ont pourtant commis aucune atteinte au corps ou à
la propriété d’autrui, mais dont la seule faute aura été
d’enfreindre les règles édictées par les traditions et les
bonnes mœurs. »
Voilà ce
qu’écrivait Alfred Kinsey1,
l’un des pères de la sexologie contemporaine, en 1949. Une époque
qui, pour les « post-soixante-huitards » que nous sommes, a
tout d’une planète lointaine et exotique à en frôler l’absurde.
Parce que nous, nous en avons fini avec le puritanisme et les
« heures sombres » de la stigmatisation sexuelle. Parce
que nous, nous l’avons connue, mangée et digérée la libération
des mœurs qui a tout mis (cul) par-dessus tête. Nous sommes dans
l’après, le progrès, l’émancipation de tous et la mort des
idoles, n’est-ce pas ? Permettez-moi d’en douter. Et même
pas besoin de se titiller le trouillomètre avec nos sauvages
contemporains – tous les affreux qui lapident les adultères,
pendent les homosexuels ou enferment les femmes derrière des prisons
de tissu –, il suffit de voir comment nos sociétés appréhendent
les deux extrêmes du spectre sexuel, les asexuels et les
sex-addicts.
A priori,
les apathiques du sexe et les sexuellement compulsifs désignent deux
catégories de la population qu’on pourrait croire diamétralement
opposées ; les uns n’y pensent jamais, le font quand il leur
tombe un œil et souvent à regret, quand les autres y pensent tout
le temps, voudraient y passer leur vie et ne semblent jamais
rassasiés. Mais s’ils sont géographiquement situés aux deux
pôles de la planète sexe, les uns dans l’absence et les autres
dans l’excès, asexuels et sex-addicts ont pourtant beaucoup de
points communs. Des similitudes prouvant combien nous sommes loin
d’en avoir fini avec la « perversion sexuelle ».
De quoi
parle-t-on ?
Ce qui
rapproche en premier lieu ces deux apparents contraires est une
lacune terminologique : aucun consensus n’existe sur leur
dénomination et leur définition, ce qui les rend a priori
problématiques, pour ne pas dire suspects.
Du côté
des « moins », même si le terme « asexuel »
est aujourd’hui relativement solide, on ne sait pas bien ce qu’il
faut ou ce qu’on peut mettre derrière. Certains font l’amalgame
entre asexualité et abstinence, fluctuent entre versant psychique
(la lacune de désir, d’envie, de fantasmes, de déclencheurs
quelconques) et versant comportemental (l’absence et/ou la
faiblesse d’activité). De fait, l’asexualité a tout d’une
nébuleuse. Du côté des auto-définis, le dénominateur commun est
une absence de libido : est asexuel celui qui ne ressent
d’attirance sexuelle, pour rien ni personne. Dans ce sens, l’un
des seuls qui devrait d’ailleurs valoir, l’asexualité est le
degré 0 de l’orientation sexuelle et est à distinguer de son
acception biologique, désignant des organismes
qui se reproduisent sans sexe. Cette première mention de
l’asexualité comme orientation sexuelle date de 19802
et se confirme en 19903
avec la création d’une échelle de la sexualité humaine
comportant ce fameux degré 0. Selon cette échelle, les
hétérosexuels sont les individus dont le score d’attraction pour
les individus du sexe opposé est le plus élevé (hétéroérotisme),
les homosexuels, pour les individus du même sexe (homoérotisme),
les bisexuels pour les deux sexes, et les asexuels ceux dont le score
d’attraction pour n’importe quel individu est le plus faible.
Ici,
cependant, la définition de l’asexualité concerne un manque
d’attraction sexuelle pour n’importe quel sexe, pas
nécessairement un manque d’activité sexuelle ou même le fait que
les individus se caractérisent comme asexuels. Dès lors, cela ne
signifie pas non plus que les asexuels soient « incapables »
d’expérimenter toute stimulation sexuelle, notamment
masturbatoire, ni qu’ils soient physiologiquement empêchés
d’excitation physique (lubrification vaginale, érection). Enfin,
selon cette définition, rien ne sous-entend que les asexuels soient
dénués d’attirance romantique ou affective vers les autres.
Du côté
des sex-addicts, la chose se complique encore plus. Il est ainsi
courant de parler de nymphomanie, de satyriasis,
de dépendance, d’impulsivité ou encore de compulsion sexuelle,
sans oublier la neutralité toute mathématique de
« l’hypersexualité ». Une diversité des termes qui
reflète une catégorisation floue : s’agit-il d’un trouble
sexuel, d’une dépendance sans substance, d’un trouble
obsessionnel-compulsif ? Et y-a-t-il vraiment lieu de parler de
pathologie quand la « compulsion » se passe entre adultes
consentants ?
Historiquement
parlant, le terme de dépendant
sexuel a émergé
à la fin des années 1970, puis s’est popularisé au début des
années 1980, avec la publication, par Patrick Carnes, du livre Out
of the Shadows: Understanding Sexual Addiction4.
Carnes est par ailleurs l’inventeur d’une méthode monacale de
bannissement total du sexe (interdiction de la masturbation,
incitation à confesser ses pensées « intrusives »,
etc.) professée dans sa clinique de Pine Grove (Mississippi), centre
de « rehab » pour sex-addicts.
D’un point
de vue clinique, le diagnostic5
d’« hypersexualité » (qui pourrait concerner entre 3
et 6 % de la population sexuellement active, et à 95 % des
hommes) commence à pouvoir être posé quand, tous les jours et
pendant au moins six mois d’affilée, le patient a un orgasme
minimum par jour. Mais quid de ceux qui sont obsédés toute la
journée, sans forcément en sortir quelque-chose ? Et les
hypersexuels anorgasmiques, alors, où on les met ?
Des
inventions médiatiques et sociales ?
Un deuxième
point commun entre asexuels et les sex-addicts se trouve dans la
remise en cause généralisée de leur existence. Il s’agirait de
chimères, de faux phénomènes intégralement créés par des médias
en mal de buzz ou de sociétés en mal de nuisibles ou d’excuses,
variant au gré des mœurs considérées comme bonnes.Ainsi, pour le
sociologue Éric Fassin, « il y a une logique médiatique qui
pousse à trouver toujours du nouveau, de l’excitant : après
avoir exploré l’échangisme jusqu’au bout, les journalistes
découvrent maintenant les asexuels. L’idée de gens qui ne font
pas l’amour et le revendiquent comme une identité, c’est
émoustillant, original, presque plus érotique ! »6Dans
son essai, No sex last year7,
le journaliste David Fontaine fait lui aussi des asexuels une
catégorie construite par les médias :
« Derrière
cette vogue du mot “asexuel” se cache donc le rêve très
américain de construire une nouvelle identité de genre, d’entrer
dans une sorte de quatrième dimension de la sexualité. »
L’asexualité consisterait, selon lui, à « refuser la guerre
de la séduction, les douloureuses réalités de l’engagement, les
compromissions du couple et la force stupéfiante du désir » ;
on serait soit dans un refus d’entrer dans l’âge adulte, soit
dans le refus des « complications sentimentales » à
l’ère « dangereuse » (sic !)
d’un sexe séparé de la procréation et des sentiments.
Idem du côté
des hypersexuels. Dans son livre, Carnes s’attarde sur le cas de
« Del », un avocat couchant à la fois avec sa secrétaire
et sa patronne, traquant les femmes dans la rue. Et Carnes de lui
tirer les oreilles : « Non, vous ne pouvez pas dire à
quelqu’un que vous l’aimez juste pour vous retrouver dans son
lit. Non, vous ne pouvez pas dire à une personne que vous l’aimez,
si vous en aimez déjà deux autres en même temps. »
À l’époque,
une grande partie de la population avait ainsi rejeté le diagnostic
de Carnes comme un faux problème. Du côté des féministes,
notamment, on tançait cette histoire de « dépendance »
parce qu’on la considérait comme trop négative, si ce n’est
moralisatrice et héritière de l’ancienne « nymphomanie »
des hygiénistes. D’ailleurs, pendant
longtemps, le terme qui se rapprochait le plus de la dépendance
sexuelle était celui de « donjuanisme », une
dénomination aux airs baroques et libertins, mais sans réelle
gravité, sauf quand cet appétit sexuel débordant concernait des
femmes et devenait, pour le coup, aussi clairement pathologique que
répréhensible et réprimé. Durant l’époque victorienne, écrit
Carol Groneman8,
la nymphomanie allait même
devenir « l’auberge espagnole des comportements déplacés »,
allant des « regards lascifs » aux aventures
extra-conjugales. Le simple fait de mettre du parfum pouvait
s’apparenter à de la « nymphomanie modérée ». Le
livre décrit ainsi le cas de Mme R., qui, en 1895, confessait
ses « désirs lascifs », provoqués par la lecture d’un
excès de romans et la participation à un excès de fêtes au sortir
de l’adolescence. Son médecin lui prescrivit l’application de
sangsues sur son utérus et de glace sur sa vulve.
L’invention
de la dépendance sexuelle par Carnes survient dans la queue de
comète de la « parenthèse enchantée », un temps de
totale liberté sexuelle, où la tendance était d’avouer et
d’assumer amoralement toutes sortes de comportements sexuels. Dès
lors, si des hommes se comportaient comme « Del », il n’y
avait que peu de chances que cela soit vu en société comme un
problème et encore moins une maladie. Mais la parenthèse s’est
vite refermée et, aujourd’hui, la tendance s’est inversée.
D’aucuns, et notamment du côté des féministes, s’insurgent
contre cette notion dans laquelle ils voient une excuse un peu trop
facile pour les « gros porcs » et en appellent à moins
de tolérance. Les stars et les politiques pris la main dans le sac
sont sommés de faire amende honorable auprès de leur conjoint et
famille, lors de cérémonies confessionnelles publiques. Une
pénitence que peuvent même valoriser des marques qui avaient fait
des queutards leur égérie : en 2010, Nike Golf sortait une
pub9
surfant sur le scandale Tiger Woods. Un bref clip tourné dans un
maussade noir et blanc qui narre une sinistre histoire ; Tiger
fixe la caméra, le visage fermé et aveuglé par les flashs des
appareils photo ; pour finir, la voix de son père (décédé)
lui demande : « As-tu retenu la leçon ? ». Le héros
déchu, tellement malade qu’il avait couché avec une de ses
nombreuses (18) maîtresses le jour de la mort de son père,
remontait la pente en retrouvant ses racines. Il était un prodige
brisé, mais toujours loyal et prêt à battre tous les records
golfiques, avec en ligne de mire un ultime défi : se conquérir
lui-même. C’était beau.
Mais, loin
de cette image de papier glacé, où le pécheur regagne le paradis
perdu grâce à une longue contrition humiliante et médiatique, en
réalité, le parcours des sex-addicts n’a pas grand chose de
chevaleresque. Comme
l’explique Benoit Denizet-Lewis10,
la plupart des individus « sexuellement compulsifs »
préfèrent dire qu’ils suivent des cures de désintoxication pour
toxicomanie ou alcoolisme, plus acceptables socialement. N’est pas
Dominique Strauss-Kahn qui veut : ici comme ailleurs, mieux vaut
être puissant que misérable quand vous êtes « affecté »
d’une libido débordante.
Des
produits de l’hypersexualisation de nos sociétés ?
Enfin,
l’asexualité et la dépendance sexuelle ont comme point commun
d’être considérées comme de pures réactions à nos
environnements sociaux soi-disant saturés de représentations
sexuelles et érotiques. Les hypersexuels seraient les victimes,
évidentes, d’un excès de stimulation, de la même manière que
les jeux vidéos rendraient les adolescents épileptiques ou tueurs
en série. Du côté des asexuels, on peut lire ce genre de choses11 :
« Si le sexuellement correct prescrit le grand jouir comme
condition du bonheur sur terre, il fallait bien imaginer qu’un
mouvement de dissidence d’une très grande ampleur finirait par se
mobiliser, par se séparer du troupeau, emportant peut-être avec lui
quelque chose d’une contre-expérience ou d’une non-expérience
de la sexualité, qui nous permettrait de tempérer la hideuse
caricature ambiante. » La non-activité sexuelle relèverait
ainsi de l’activisme et de la protestation face à une sexualité
que la société imposerait comme un devoir ! Seulement, comme
le montrent plusieurs témoignages12,
la grande majorité des asexuels déclarent avoir toujours su qu’ils
l’étaient. À la limite, le seul effet significatif que peut avoir
l’entourage est de pousser à davantage d’expérimentations13,
pas moins. Et, à quelques exceptions près, la saturation sexuelle
des espaces et des existences n’est pas regardée avec dégoût ou
rage, mais simplement avec la plus totale indifférence, confinant
parfois à la lassitude.
Pour autant,
le véritable problème n’est pas tant que nos vies clignotent de
partout de représentations sexuelles, mais qu’il s’agisse
toujours des mêmes. Et que cette homogénéité soit, à son tour,
une cause et un vecteur de normativité. Ce dont souffrent les
asexuels et les hypersexuels, comme toutes les personnes sexuellement
non « standard », ce n’est pas d’une omniprésence,
d’un trop plein de sexe, mais que ce sexe s’analyse, s’apprécie
sur un mode à la fois moral et normatif pour lequel la variation,
l’écart, sont a priori coupables, mais de quoi ? L’idée
qu’il y aurait des sexualités bonnes et d’autres mauvaises, des
propres, des sales, des normales et des pathologiques. Alors que,
tant que ces comportements ne causent « aucune atteinte au
corps ou à la propriété d’autrui », il ne peut pas y avoir
légitimement de faute.
Qu’avez-vous
fait de la libération sexuelle ? se demandait Marcela Iacub en
2002. Malheureusement, pas grand-chose. En effet, rien ne semble plus
violemment normé que la sexualité, aujourd’hui, comme à l’époque
de Kinsey et comme il y a 3 000 ans. Et rien n’est plus
durement stigmatisé, rejeté et incompris que le « hors-norme »
sexuel. Nous sommes ainsi encore bien loin de l’« affranchissement
des esprits » que pouvait décrire le sexologue et dissident
russe Mikhail Stern, où « l’amour n’est qu’un besoin
physiologique qu’il faut satisfaire aussi simplement que la soif et
la faim ». Cette révolution, nos sociétés l’auront
véritablement réalisée quand elles comprendront que la normalité
sexuelle n’a jamais existé et n’existera jamais et, qu’au
mieux, il n’existe que des tendances et des moyennes statistiques
cadrées par des extrêmes et baignant, par définition, dans un
océan d’anomalies. Des anomalies qui, si on s’y attarde deux
minutes, n’ont vraiment rien de grave.
1A.
Kinsey, Concepts of Normality and Abnormality in Sexual Behavior,
New York, Grune and Stratton, 1949.
2M.
D. Storms, « Theories of Sexual Orientation », Journal
of Personality and Social Psychology, n° 38, 1980,
pp. 783-792.
3B.
R. Berkey, T. Perelman-Hall & L. A. Kurdek, « The
multidimensional Scale of Sexuality », Journal of
Homosexuality, n° 19, 1990, pp. 67-87.
4Première
édition en 1983, réédité et amendé à de nombreuses reprises
depuis.
5M.
P. Kafka, « Hypersexual Disorder: A Proposed Diagnosis for
DSM-V », Archives of Sexual Behavior, n° 39,
2010, p. 377-400.
6D.
Fontaine, No sex last year, la vie sans sexe, David Fontaine,
Paris, Arte Éditions/Les petits matins, 2006 (nouv. éd. en 2013
sous le titre Avec ou sans sexe).
7Ibid.
8C.
Groneman, Nymphomania: A History, New York, W. W. Norton &
Company, 2001.
9« Tiger
Woods Commercial: Earl and Tiger » :
https://www.youtube.com/watch?v=5NTRvlrP2NU
10B.
Denizet-Lewis, America Anonymous, New York, Simon &
Schuster, 2009.
11J.-P.
de Tonnac, La Révolution asexuelle. Ne pas faire l’amour, un
nouveau phénomène de société, Paris, Albin Michel, 2006.
12P.
Sastre, No Sex. Avoir envie de ne pas faire l’amour, Paris,
La Musardine, 2010.
13De
fait, les asexuels interrogés dans mon livre, notamment les plus
jeunes, rapportaient un nombre de rapports sexuels plus élevé que
la moyenne, un phénomène que beaucoup expliquent par une volonté
d’essayer plusieurs fois pour être sûr que la sexualité, en
tant que telle, était bien ce qui ne leur faisait pas envie et pas
tel ou tel partenaire.
[Publié dans Citrus n°3 Sexe, L'agrume, 2015]
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