dimanche 5 janvier 2020

Napoléon Chagnon, l'anthropologue contre les idéologues



L'histoire plaît aux autodidactes : parce que l'institution académique ne fait rien qu'à étouffer les vrais talents et promouvoir les demi-habiles, les conformistes et les cireurs de pompes, la science avance sans elle. En annexe de cette fable, il y a la figure du génie broyé de son vivant par des coteries de médiocres mais qui, une fois mort, se voit réhabilité au centuple. Comme s'il adressait son plus beau doigt à la postérité et nous incitait à l'optimisme – vous verrez, la vérité finit toujours par triompher.

C'est l'histoire que raconte le majeur de Galilée, relique païenne trônant au musée d'histoire des sciences de Florence des siècles après le procès, l'abjuration de « l’hérésie copernicienne », la prison à vie commuée en assignation à résidence et la mort interdite de pierre tombale. C'est le symbole autour duquel Alice Dreger, historienne des sciences, construit son Galileo's middle finger, catalogue de cabales académiques fomentées au nom d'une de nos religions contemporaines – la « justice sociale » et son orthodoxie identitariste de gauche. L'anthropologue Napoléon Chagnon, mort le 21 septembre, y occupe une place centrale.

Parce qu'il voulait suivre la « nouvelle synthèse » sociobiologique et souleva, comme il le résume dans son autobiographie, « la possibilité anthropologiquement désagréable que la nature humaine soit elle aussi animée par une biologie produite par l'évolution », Chagnon fut la victime d'une des pires chasses aux sorcières scientifiques de ces quarante dernières années. Le paroxysme, comme l'écrit Dreger, « de ce qui se passe lorsque les cœurs en viennent à tellement saigner que les cerveaux ne sont plus correctement oxygénés ».

Il y a deux ans, en découvrant Dreger à un moment où j'étais moi-même la cible d'une telle hémorragie en miniature, j'ai ressenti une étrange émotion. Un mélange de terreur et de réconfort. La terreur, parce que son inventaire ordonne d'abandonner tout espérance : même au sein du bastion censément le plus rationnel qui soit, nos cervelles de macaques à peine mutés boivent les rumeurs comme du petit lait et font la fine bouche dès qu'il s'agit d'en vérifier les fondements. Le réconfort, parce que je comprenais que je n'étais ni seule, ni anormale, ni même crypto-nazie comme je commençais (presque) à le croire à force de le voir répété. J'avais seulement travaillé avec ou sur des scientifiques « coupables » d'avoir poursuivi des idées aussi passionnantes qu'impopulaires et subséquemment « punis » de leur tarabustage de vaches sacrées par des menaces de mort, des semaines passées sous protection policière, des vies personnelles sabotées et de la santé ruinée. En lisant Dreger, j'ai aussi pleinement saisi le conseil que Chagnon m'avait donné une quinzaine d'années plus tôt.

À l'époque, je projetais une réorientation vers des recherches de terrain intégrant anthropologie et biologie. Chagnon était mon fanal. Comme des millions d'autres lecteurs, j'avais été subjuguée par sa monographie sur les Yanomamö, le « peuple féroce » du mythique bassin de l'Orénoque. En mal de ressources bibliographiques, je lui avais aussi écrit pour savoir « Comment faire pour devenir vous ? ». Il allait me donner les références, tout en me dissuadant de continuer dans sa voie : « Tu as vu ce qu'ils m'ont fait ? Alors que je suis une sommité ? Toi tu n'es même pas encore née que tu es déjà morte. Barre-toi du monde académique le plus vite possible ». Notre bref échange s'arrêta là. Je savais vaguement qu'un livre très critique à son égard venait de sortir. Je sais aujourd'hui que je ne connaissais même pas le quart de son histoire, celle de la sommité qui se fait accuser de génocide par un faussaire que ses pairs décident de prendre au sérieux pour vider des années de querelles.

Comme me le fait remarquer sa petite-fille, la cinéaste Caitlin Machak, le calvaire de Chagnon s'éclaire d'autant mieux qu'on y voit « une histoire de surdoué » parti de rien et qui n'a pas son pareil pour susciter les jalousies. Né en 1938 à Port Austin, au Michigan, dans une famille miséreuse d'origine franco-canadienne de douze enfants – son prénom impérial lui vient de son grand-père, un de ses frères écopera de « Verdun » –, Chagnon entre à l'université grâce au peu d'argent que son père avait réussi à économiser sur sa pension de G.I. et ses petits boulots. S'il débute des études orientées vers la physique et l'ingénierie, en travaillant à côté comme ambulancier ou arpenteur-géomètre, les quelques heures que son cursus réserve aux sciences humaines le font « tomber amoureux » de l'anthropologie. Il se décide pour une carrière consacrée à l'étude de peuples « vraiment primitifs », qu'il mènera à l'université du Michigan, Penn State, Northwestern, l'université de Californie à Santa Barbara et l'université du Missouri. En 1964, le doctorant Chagnon s'envole pour la jungle vénézuélienne et un premier séjour de recherche qui inaugure une série d'une petite trentaine en trente ans. Lorsqu'il est titularisé à l'université du Michigan, Chagnon a 27 ans. Son étude des Yanomamö ouvre quant à elle une fenêtre sur l'histoire de humanité vieille de dizaines de milliers d'années.

À l'instar de Marx, Chagnon montre que l'histoire des peuples est bien l'histoire des guerres, sauf que ses données contredisent un axiome du matérialisme historique : les Yanomamö ne se tapent pas dessus pour des choses, mais pour des femmes. « Dans les années 1960, la théorie anthropologique la plus scientifique affirmait que les membres des tribus, tout comme ceux des nations industrialisées, ne se battaient que pour des ressources matérielles rares – nourriture, pétrole, terres, approvisionnement en eau [...]. Pour un anthropologue, laisser entendre que les conflits avaient quelque chose à voir avec les femmes, c'est-à-dire la compétition sexuelle et reproductive, équivalait à un blasphème ou, au mieux, à une absurdité. [...] D'un autre côté, aux yeux des biologistes, une telle observation n'avait non seulement rien de surprenant, mais elle était parfaitement normale pour une espèce à reproduction sexuée. Ce qui les étonnait, c'était que les anthropologues pussent considérer ridicule l'application aux humains de la lutte reproductive, tant la compétition des mâles rivalisant pour des femelles était un phénomène répandu dans le monde animal ».

L'histoire que raconte Chagnon ne se contente pas d'agacer la « biophobie » de ses collègues. Étayée des données ethnographiques parmi les plus précises jamais produites, elle a le malheur de dynamiter le mythe du « bon sauvage ». En plus d'avoir des conditions de vie largement en deçà de la « précarité » – « Nous avons tous fait du camping, mais imaginez les conséquences hygiéniques d'un camping de trois ans au même endroit avec deux cents congénères sans égouts, eau courante ni collecte des déchets, et vous aurez une petite idée de la vie quotidienne chez les Yanomamö. Et de la vie telle qu'elle était durant une bonne partie de l'histoire humaine » – Chagnon observe combien les Yanomamö ne vivent absolument pas en symbiose édénique avec leur environnement qu'ils saccagent dès qu'ils en ont l'occasion, soit grosso modo quand ils ne sont pas trop occupés à sniffer des plantes hallucinogènes ou à tuer des enfants – ceux de leurs rivaux en priorité, mais parfois les leurs. Pour fignoler la cible qu'il a dans le dos, Chagnon atteste que les hommes les plus violents – les unokais, statut honorifique accordé aux tueurs – se reproduisent davantage que les autres. La violence ne serait donc pas qu'un phénomène « socialement construit ».

L'histoire de Chagnon est aussi celle d'un tempérament. Sarah Blaffer Hrdy me parle de son « Nap » comme d' « un homme chaleureux et bon enfant avec un formidable sens de l'humour », mais qui avait aussi « une personnalité que l'on pourrait qualifier de “teigneuse”. Il aimait provoquer les gens ». Pour Machak, c'est le caractère d'un gosse obligé de « faire ses preuves » parce que né à une sale époque et d'un homme aux valeurs profondément libérales qui, coupé du monde moderne au moment de sa « révolution culturelle », n'en rattrapera jamais les codes. Dreger a une jolie formule en parlant de « sa surdité politique – son incapacité (ou sa réluctance constitutive) à chanter juste ». Son autre gros problème ? Son obstination à croire sa dévotion envers la méthode scientifique suffisante pour lui garantir le salut.

À l'heure où Chagnon pense naïvement se ranger des controverses en prenant sa retraite, l'ouvrage d'un dénommé Patrick Tierney est annoncé. L'homme, aujourd'hui volatilisé, se présentait comme un « journaliste anthropologue », mais Dreger le soupçonne d'avoir été « une marionnette » en « service commandé » de Terence Turner et Leslie Sponsel, deux adversaires de Chagnon. Dans son livre – et son article du New Yorker qui fera le tour du monde – Tierney livre une litanie d'accusations aussi mensongères que dévastatrices contre Chagnon et le généticien James V. Neel, son ami et collaborateur en Amazonie mort d'un cancer quelques mois auparavant. Florilège : dans le cadre d'expériences « eugénistes » et « fascistoïdes », Chagnon et Neel ont utilisé un vaccin contre la rougeole qu'ils savaient défectueux et qui fera des centaines de morts parmi les Yanomamö ; Chagnon en a payé d'autres pour qu'ils s’entre-tuent face caméra ; il adorait jeter ses bergers allemands sur les gens et tirer en l'air pour intimider son monde ; la plupart de ses données sur les avantages adaptatifs de la violence sont bidonnées ; il admire le sénateur Joseph McCarthy et sa chasse aux communistes.

À la veille de la publication, Turner et Sponsel envoient une lettre d' « alerte » à l'American Anthropological Association (AAA) où ils comparent Chagnon à Mengele. Sans même l'ouvrir, l'AAA diligente une commission d'enquête. La manœuvre provoque l'ire de nombreux chercheurs qui démissionnent sur-le-champ de l'AAA. Parmi eux, Raymond Hames, qui recommande cependant Blaffer Hrdy. Elle refusera l'invitation, démissionnera elle aussi et, près de vingt ans plus tard, son souvenir de cet assassinat en règle est encore vif. « J'ai lu les directives de la commission » m'écrit-elle, « et j'ai réalisé qu'il s'agissait d'un coup monté, que la conclusion ne pouvait être que “coupable”. Le problème, c'est que dans les années 1960, lorsque Nap était parti pour la première fois étudier les Yanomamö, il pensait s'être engagé à faire de la recherche scientifique. Au fil de sa carrière, les “règles” ont changé, une transformation qui peut se résumer en ce qu'un détracteur de Chagnon proclamait à l'époque et que je n'ai jamais oublié : “On ne fait pas de la science, on fait le bien.” […] Alors si le but de la commission était de savoir si Chagnon avait ou non œuvré à aider les Yanomamö, la seule réponse honnête allait forcément être “Non, il était là pour faire des recherches". Je ne voulais pas participer à cette mascarade ».

En 2002, juste avant que la commission ne rende un rapport mi-chèvre mi-chou – Chagnon y est exonéré des charges les plus graves, tout en étant rappelé à l'ordre pour des manquements éthiques anachroniques – Blaffer Hrdy reçoit un étrange courrier de la part de Jane Hill, sa directrice : « Détruisez ce message. Le livre n'est qu'un tas de fumier (nous utiliserons des mots plus ripolinés dans notre rapport, mais nous sommes tous d'accord là-dessus). Je pense néanmoins que l'AAA devait faire quelque-chose, parce que je suis persuadée que les travaux des anthropologues auprès des peuples indigènes en Amérique latine [...] et leur avenir ont été gravement remis en question par ces accusations. Le silence de l'AAA aurait été interprété comme un acte d'approbation ou de lâcheté. La postérité jugera du bien-fondé de cette décision ».

À la fin de son autobiographie, Chagnon s'excuse pour le ton de plus en plus « déprimant » pris par son écriture, accablé qu'il était par « la puanteur persistante » laissé par « l'explosion dans la presse nationale et internationale d'un extraordinaire scandale ». Il venait pourtant d'être élu à l'Académie des sciences américaine, distinction comparable à un Prix Nobel, mais il préférait lister tout ce dont la cabale l'avait privé. « Je n'ai pas beaucoup voyagé, pas beaucoup pêché, je n'ai pas chassé la grouse et le faisan avec mes chiens, je n'ai pas été à beaucoup de concerts, pas lu beaucoup de romans pour le plaisir et je n'ai pas passé davantage de temps avec ma famille ». L'histoire d'un temps pour toujours perdu et d'un génie qui, s'il n'avait pas dû attendre la mort pour être réhabilité, n'en avait pas moins été broyé.


Article paru dans Causeur n°74

1 commentaire:

Unknown a dit…

Extrêmement intéressant, comme souvent - toujours. Merci pour ce partage (et vivement d'autres articles !)