Je ne sais pas si vous avez remarqué,
mais le temps est maussade pour ceux qui, comme moi, voient dans la
démocratie libérale l'une des plus belles choses qui soient
arrivées à l'espèce humaine. On peut citer la Hongrie d'Orbán, la
Pologne de Duda, le Brésil de Bolsonaro. Parmi
leurs points communs, il y a la prise en grippe des sciences humaines
et sociales (SHS). En octobre, le Ministre de l'éducation polonais
décidait de faire disparaître l'anthropologie et l'éthologie du
cursus universitaire. Quelques semaines auparavant, l'exécutif
hongrois annonçait sa décision de priver de financement public les
désormais fameuses « études de genre », parfois
improprement qualifiées de « théorie du genre » et que
les Polonais de Droit et Justice assimilent à une branche de la
« dictature LGBT ». Le 26 avril, le Ministre brésilien
de l'éducation déclarait envisager « la décentralisation de
l'investissement dans les facultés de philosophie et de sociologie »
– en d'autres termes, à leur couper les vivres. Des propos qui
font écho aux positions d'une éminence grise de Bolsonaro, Olavo de
Carvalho, un intellectuel féru d'ésotérisme et parti en croisade
contre le « marxisme culturel ». Selon cette théorie
complotiste, les épigones de l'École de Francfort et autres
mandarins post-modernes n'auraient qu'une idée en tête avec leur
amphigouri déconstructiviste : l'annihilation de la civilisation
occidentale. Et comme ils se nichent, comme de par hasard, au sein
des départements de SHS, qui veut rendre à l'Occident sa grandeur
fait péricliter les SHS, CQFD. (En 2011, le « marxisme
culturel » était l'un des ennemis que se donnait le terroriste
norvégien Anders Breivik dans son manifeste-prélude à son massacre
d'Oslo et d'Utøya).
Parce que la
mentalité d'assiégé n'est pas bonne conseillère, cet assaut de
nationalistes et de nostalgiques des dictatures militaires contre les
SHS fait dire à bon nombre de leurs sentinelles que toute critique
portée à l'encontre de ces disciplines revient à « servir
les intérêts » de la droite la plus extrême. Des humanistes
progressistes comme Helen Pluckrose, James Lindsay et Peter
Boghossian – auteurs de la série de canulars entendant dévoiler
la corruption des « études de doléances », des rogatons
délirants de la théorie critique – ou les intellectuels de
« l'appel des 80 » s'inquiétant des velléités
hégémoniques du « décolonialisme » sont ainsi accusés
d'être de fieffés fachos mal masqués. Jean-Louis Fabiani,
sociologue œuvrant à l'université d'Europe Centrale de Budapest –
qu'Orbàn a dans le pif, soit dit en passant – et signataire de
cette tribune fait état d'insultes et de menaces ayant mené à son
« humiliation
publique » cet
hiver. « Pendant la guerre d'Algérie », écrit Fabiani
au terme d'un
billet des plus
poignants « ma mère pouvait enseigner sans encombre dans une
zone de guerre. Aujourd'hui, je ne me sens plus en sécurité à
l'EHESS ».
Bien sûr, l'arnaque
rhétorique n'est pas neuve. Victor Serge ou Simon Leys pourraient en
témoigner s'ils avaient l'heur d'être encore en vie : dénoncez les
crimes du totalitarisme communiste et hop, une armada de gardiens du
temple marxiste-léniniste-maoïste vous dira rouler pour le
fascisme. L'arme de dissuasion critique est facile et peut rapporter
gros, surtout dans des cercles psittacisant la définition que Carl
Schmitt (encarté nazi de 1933 à 1936) donnait du politique :
diviser le monde entre amis (à flatter) et ennemis (à abattre).
Sauf que dénoncer les
crimes intellectuels de quelques niches universitaires vérolées,
vouloir que les SHS soient régies par le plus haut degré de rigueur
intellectuelle, qu'elles promeuvent la liberté académique la plus
absolue, qu'elles reposent sur la plus épaisse assise factuelle et
qu'elles s'organisent autour de l'exercice le plus scrupuleux de la
logique rationnelle – et qu'elles établissent, pour ce faire, une
distinction stricte entre recherche et militance –, ce n'est pas
faire front commun avec le fascisme. Au contraire, c'est retarder sa
survenue. Voire l'empêcher, s'il est encore temps d'être optimiste.
Texte original de l'éditorial paru dans Le Point n°2436
1 commentaire:
Belle conclusion. Le contexte est malgré tout fort déprimant...
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