vendredi 17 mai 2019

Alerte sur les sciences humaines et sociales !


Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais le temps est maussade pour ceux qui, comme moi, voient dans la démocratie libérale l'une des plus belles choses qui soient arrivées à l'espèce humaine. On peut citer la Hongrie d'Orbán, la Pologne de Duda, le Brésil de Bolsonaro. Parmi leurs points communs, il y a la prise en grippe des sciences humaines et sociales (SHS). En octobre, le Ministre de l'éducation polonais décidait de faire disparaître l'anthropologie et l'éthologie du cursus universitaire. Quelques semaines auparavant, l'exécutif hongrois annonçait sa décision de priver de financement public les désormais fameuses « études de genre », parfois improprement qualifiées de « théorie du genre » et que les Polonais de Droit et Justice assimilent à une branche de la « dictature LGBT ». Le 26 avril, le Ministre brésilien de l'éducation déclarait envisager « la décentralisation de l'investissement dans les facultés de philosophie et de sociologie » – en d'autres termes, à leur couper les vivres. Des propos qui font écho aux positions d'une éminence grise de Bolsonaro, Olavo de Carvalho, un intellectuel féru d'ésotérisme et parti en croisade contre le « marxisme culturel ». Selon cette théorie complotiste, les épigones de l'École de Francfort et autres mandarins post-modernes n'auraient qu'une idée en tête avec leur amphigouri déconstructiviste : l'annihilation de la civilisation occidentale. Et comme ils se nichent, comme de par hasard, au sein des départements de SHS, qui veut rendre à l'Occident sa grandeur fait péricliter les SHS, CQFD. (En 2011, le « marxisme culturel » était l'un des ennemis que se donnait le terroriste norvégien Anders Breivik dans son manifeste-prélude à son massacre d'Oslo et d'Utøya).

Parce que la mentalité d'assiégé n'est pas bonne conseillère, cet assaut de nationalistes et de nostalgiques des dictatures militaires contre les SHS fait dire à bon nombre de leurs sentinelles que toute critique portée à l'encontre de ces disciplines revient à « servir les intérêts » de la droite la plus extrême. Des humanistes progressistes comme Helen Pluckrose, James Lindsay et Peter Boghossian – auteurs de la série de canulars entendant dévoiler la corruption des « études de doléances », des rogatons délirants de la théorie critique – ou les intellectuels de « l'appel des 80 » s'inquiétant des velléités hégémoniques du « décolonialisme » sont ainsi accusés d'être de fieffés fachos mal masqués. Jean-Louis Fabiani, sociologue œuvrant à l'université d'Europe Centrale de Budapest – qu'Orbàn a dans le pif, soit dit en passant – et signataire de cette tribune fait état d'insultes et de menaces ayant mené à son « humiliation publique » cet hiver. « Pendant la guerre d'Algérie », écrit Fabiani au terme d'un billet des plus poignants « ma mère pouvait enseigner sans encombre dans une zone de guerre. Aujourd'hui, je ne me sens plus en sécurité à l'EHESS ».

Bien sûr, l'arnaque rhétorique n'est pas neuve. Victor Serge ou Simon Leys pourraient en témoigner s'ils avaient l'heur d'être encore en vie : dénoncez les crimes du totalitarisme communiste et hop, une armada de gardiens du temple marxiste-léniniste-maoïste vous dira rouler pour le fascisme. L'arme de dissuasion critique est facile et peut rapporter gros, surtout dans des cercles psittacisant la définition que Carl Schmitt (encarté nazi de 1933 à 1936) donnait du politique : diviser le monde entre amis (à flatter) et ennemis (à abattre).

Sauf que dénoncer les crimes intellectuels de quelques niches universitaires vérolées, vouloir que les SHS soient régies par le plus haut degré de rigueur intellectuelle, qu'elles promeuvent la liberté académique la plus absolue, qu'elles reposent sur la plus épaisse assise factuelle et qu'elles s'organisent autour de l'exercice le plus scrupuleux de la logique rationnelle – et qu'elles établissent, pour ce faire, une distinction stricte entre recherche et militance –, ce n'est pas faire front commun avec le fascisme. Au contraire, c'est retarder sa survenue. Voire l'empêcher, s'il est encore temps d'être optimiste.


1 commentaire:

Nicolas D. a dit…

Belle conclusion. Le contexte est malgré tout fort déprimant...