samedi 1 juin 2019

La morale, mère de toutes les dissensions


Contrairement à ce que pouvait penser Descartes, la chose la mieux partagée au monde n'est pas le bon sens mais l'envie de pourrir la vie d'autrui. Voilà d'ailleurs l'une des caractéristiques les plus affligeantes de notre espèce : le fait que, pour faire passer la pilule de ses désirs de nuisance, rien ne vaille leur enrobage dans un dessein bienveillant. Le tour de passe-passe se fait avant tout de soi à soi et de manière parfaitement inconsciente, tant cela garantit sa réussite. Mis à part quelques rares psychopathes, personne ne va emmerder son voisin pour la beauté du geste et tout le monde sera persuadé de le remettre dans le droit chemin (si ce n'est directement pour son bien, alors ce sera pour celui du voisinage). C'est par un tel processus de « justification morale », comme le désigne le psychologue Albert Bandura, qu'une volonté de destruction se transforme en phénomène individuellement et socialement acceptable. Et plus les causes qu'on s'imagine servir sont grandioses, plus nombreux et durs seront les coups permis, avec l'ineptie des premières galvanisant la férocité des seconds. Car la cruauté est d'autant plus sûre que les idées défendues sont débiles – « qui est en droit de vous rendre absurde est en droit de vous rendre injuste », écrivait Voltaire. La morale n'est pas qu'un métaphorique écran de fumée, elle est un redoutable camouflage à motivations fumeuses parce qu'elle nous permet littéralement de ne pas en avoir conscience. Sauf que se croire armé des meilleures intentions du monde est le meilleur moyen d'occulter les massacres nécessaires à leur concrétisation.

Mais comme les forces vont souvent par paire, l'humain est aussi doté d'une fâcheuse tendance à ne pas aimer qu'on l'emmouscaille. Avant d'accepter qu'on lui grignote l'autonomie, il exige de bonnes raisons. Si elles ne viennent pas et qu'elles tyrannisent par trop son intelligence en étant contradictoires, incompréhensibles ou invraisemblables, alors les chances sont élevées qu'il en vienne à ruer dans les brancards. Oui, nous sommes décidément de sales bêtes : plus nous nous sentons contraints à cibler le bien, plus nous prenons un malin plaisir à exercer notre liberté en visant à côté.

Le 14 mai dernier, Andréa Kotarac, élu La France Insoumise au conseil régional d'Auvergne-Rhône-Alpes, annonçait rendre son tablier et appelait à voter pour le Rassemblement National lors de l'imminent scrutin européen afin de « faire barrage » à la liste Renaissance soutenue par Emmanuel Macron. Parmi les motifs de sa défection, Kotarac citait l'hégémonie de plus en plus marquée de « concepts diviseurs » au sein de sa formation politique, des concepts vecteurs d'une « balkanisation » et d'une « communautarisation de la société française ». Il donnait, entre autres, l'exemple de l'écriture inclusive.

Sans partager ni l'orientation idéologique du bonhomme ni ses consignes de vote, ce dernier constat est le mien depuis des mois : parce qu'elle repose sur des analyses linguistiques et sociolinguistiques indigentes et sur des arguments historiques erronés, l'idée que l'écriture inclusive serait au service d'une lutte bienveillante contre les inégalités sexuelles fait partie de ces fausses croyances qui, pour être mises en œuvre, nécessitent l'assistance d'un autoritarisme persuadé d'être moralement justifié. Le plus pathétique, mais aussi le plus glaçant dans l'histoire, c'est que ses céroféraires semblent ne pas voir le mur sur lequel leurs belles promesses vont s'écraser. C'est bien le problème avec l'utopie, le rappelle l'essayiste et journaliste britannique Peter Hitchens, « l'atteindre exige de traverser une mer de sang sans jamais toucher l'autre rive ».


Version originale de l'éditorial paru dans Le Point n°2438

1 commentaire:

Nicolas D. a dit…

Chouette article, très drôle.

Je suppose que vous en avez à la pelle, mais voici encore un bel exemple de connerie associée à du gloubi boulga bien-pensant :

https://gusandco.net/2019/03/08/journee-femme-ecriture-inclusive-jeux/

Les commentaires en-dessous de l'article sont assez affligeant, le propriétaire du blog finissant par humer chez ses contradicteurs (dont j'étais) "des relents nauséabonds".