Toute cause a ses symboles. Une réalité
qui n'est pas si difficile à comprendre sur le plan cognitif.
L'action militante étant très gourmande sur plein d'aspects
(économique, énergétique, affective, etc.), tout ce qui peut en
minimiser les coûts et maximiser ses bénéfices est bon à prendre.
Investir un emblème, c'est mettre sa cervelle sur pilote
automatique, s'épargner les scories de l'esprit critique, avoir des
éléments de langage à portée de bouche et des images pour
galvaniser l'enthousiasme des foules.
Du côté de la cause environnementale,
le trope d'une nature non-humaine en voie d'agonie avancée fait
florès depuis ses origines et a pu ainsi s'incarner dans l'ours
blanc rachitique ou les forêts « poumons verts » de la
planète frôlant le collapsus. Mais là où le catastrophisme et le
manichéisme sont effectivement de redoutables carburants à prise de
conscience – pour ne pas dire à pénitence –, ils s'avèrent
bien plus pernicieux en matière d'action politique, condamnée à
n'être jamais efficace si elle n'est pas scientifiquement informée.
Ce qui exige une prise en compte de la complexité des données et
une saine mitigation de l'agitprop.
Le cas des forêts est à ce titre
éloquent. L'idée que la déforestation serait l'un des pires péchés
de la civilisation industrielle et la couverture forestière, à
l'inverse, l'un des souverains biens de la protection de
l'environnement, semble désormais relever de la certitude. Dans ce
sens, en 2015, le sommet climatique de Paris (COP21) allait être le
premier à comptabiliser les initiatives nationales visant à
compenser par les forêts – la protection des anciennes et la
plantation de nouvelles – les émissions de CO2 générées par les
énergies fossiles. La Chine promit de reboiser 1 million de
kilomètres carrés et, en Europe, on s'engagea à débourser
plusieurs milliards de dollars pour financer la préservation de la
forêt tropicale. De même, lors de la COP19 à Varsovie deux ans
plus tôt, les félicitations avaient fusé autour d'un « accord
historique » visant à soutenir l'exploitation forestière
durable. Et les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la Norvège
avaient fait de gros chèques à des pays moins économiquement
avantagés pour qu'ils luttent contre la déforestation tropicale.
Sauf que les liens entre forêts et
changement climatique pourraient ne pas être aussi simples, comme le
laissent entendre les recherches de Nadine Unger, professeur de
chimie atmosphérique à l'université d'Exeter (Royaume-Uni). La
scientifique met en garde contre une confusion devenue courante dans
les discours écologistes : l'amalgame entre les effets
(indéniablement bénéfiques) de la forêt en matière de
biodiversité et ceux (plus ambigus) qu'elle aurait sur un plan
climatique. Ce qu'elle résumait en ces termes en 2014, dans une
tribune publiée par le New York Times : « Planter des arbres
et lutter contre la déforestation offrent des bénéfices certains à
la biodiversité (...). Mais il en va tout autrement de vouloir
ralentir ou inverser le changement climatique par la sylviculture.
Scientifiquement parlant, dépenser dans l'exploitation forestière
les précieux dollars de la lutte contre le changement climatique est
une entreprise à haut-risque : nous ne savons pas si cela va
refroidir la planète et nous avons de bonnes raisons de craindre un
effet radicalement inverse ».
En cause, l'un des objets d'étude
d'Unger : les composés organiques volatils (COV) émis par les
arbres. Parmi eux, l'isoprène, un hydrocarbure susceptible de
réchauffer l'atmosphère de plusieurs façons. D'abord en réagissant
avec les oxydes d'azote de l'air pour former de l'ozone, connu pour
augmenter les températures lorsqu'il se trouve dans les basses
couches de l'atmosphère. Ensuite en ralentissant la dégradation du
méthane, autre puissant gaz à effet de serre. Et comme rien n'est
jamais simple, l'isoprène possède aussi des effets refroidissant
lorsqu'il contribue à générer des aérosols bloquant la lumière
du soleil.
Selon les modélisations d'Unger, à
l'époque maître de conférences à Yale, le remplacement des forêts
par des terres agricoles au cours de l'ère industrielle n'aurait eu
que très peu voire pas d'effet sur le climat. Certes, selon ses
calculs, cette disparition des forêts et prairies primitives –
représentant environ 50% de la surface terrestre – a bien libéré
le carbone stocké dans les arbres, mais elle a aussi augmenté
l'albédo terrestre (à l'effet inverse de l'effet de serre) et
diminué les émissions de COV, susceptibles de refroidir comme de
réchauffer l'atmosphère.
Des recherches qui n'ont pas plu à
tout le monde. En janvier 2019, dans un article de Nature faisant le
point sur la « controverse » sur les liens entre valorisation des
forêts et changement climatique, Gabriel Popkin relatait les
contrecoups bien peu scientifiques qu'Unger avait dû subir après sa
sortie du bois. En effet, la chercheuse déclarait avoir reçu des
menaces de mort et vu certains de ses collègues lui refuser la plus
élémentaire des politesses après la publication de son article.
D'ailleurs, quelques jours plus tard, une trentaine de chercheurs
avaient signé une contre-tribune déplorant la faiblesse
scientifique des travaux d'Unger. Unger était aussi accusée de
contrecarrer, sciemment ou non, les très vulnérables réussites de
décennies de labeur militant grâce auxquelles l'ampleur de
l'urgence climatique commençait tout juste à être saisie par les
citoyens et leurs gouvernants. Face à l'imminence de la catastrophe,
écrivaient-ils en substance, le temps n'était plus à la réflexion
et encore moins à la remise en question d'une sagesse
conventionnelle – davantage d'arbres, moins de changement
climatique – applaudie dans les grands raouts internationaux.
Qu'importe qu'Unger la jugeât « fausse » et présentât
des données pour corroborer son jugement.
Et c'est bien là que le bât blesse.
Si la panique est rarement bonne conseillère, elle l'est d'autant
moins dans un domaine aussi complexe que la protection de
l'environnement. Au début des années 2000, c'est en arguant d'une
telle urgence que Luiz Inácio Lula da Silva avait fait adopter au
Brésil l'un des programmes de développement des biocarburants les
plus ambitieux au monde. Mais parce que son étayage scientifique
était inversement proportionnel à son clinquant, près de vingt ans
plus tard, sa nocivité environnementale, mais aussi économique et
sociale, ne cesse de se faire jour.
Peu de certitudes sont peut-être aussi
solides que celle-ci : si l'on vous dit que le temps de la réflexion
est révolu et que seule doit primer l'action, alors on vous dicte
parmi les meilleures recettes de catastrophe. Surtout si votre cause
prend des airs de religion et entend réduire au silence, par tous
les moyens, les dissidents ne voulant que signaler des accrocs dans
votre orthodoxie.
initialement paru dans Causeur n°66, mars 2019
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