Les vieux n’ont rien à dire, a dit Reger, mais les jeunes ont encore moins à dire, voilà la situation actuelle. Et, naturellement, tous ces gens qui font de l’art ont la vie trop belle, a-t-il dit. Tous ces gens sont bourrés de subventions et de prix, et à tout moment il y a un docteur honoris causa par-ci et un docteur honoris causa par-là et une décoration par-ci et une décoration par-là et à tout moment ils sont assis à côté de tel ministre et, peu après, à côté de tel autre, et aujourd’hui ils sont chez le chancelier et demain chez le président du parlement et aujourd’hui ils sont à la maison des syndicats des socialistes et demain à la maison de la culture des ouvriers catholiques et se font fêter et entretenir. En vérité, les artistes d’aujourd’hui ne sont pas seulement si menteurs dans leurs prétendues œuvres, ils sont tout aussi menteurs dans leur vie, a dit Reger. L’ouvrage menteur alterne constamment, chez eux, avec la vie menteuse, ce qu’ils écrivent est menteur, ce qu’ils vivent est menteur, a dit Reger. Et puis ces écrivains font des tournées de lecture comme on dit, et ils voyagent en tous sens dans toute l’Allemagne et dans toute l’Autriche et dans toute la Suisse et ils n’omettent aucun trou de province, si stupide soit-il, pour y lire à haute voix des extraits de leur merde et se faire fêter, et ils se font bourrer les poches de marks et de schillings et de francs, voilà ce qu’a dit Reger. Rien n’est plus répugnant que ce qu’on appelle une lecture de poète, a dit Reger, il n’y a guère de chose que je déteste plus, mais tous ces gens ne voient rien de mal à lire partout leur merde à haute voix. Au fond, cela n’intéresse personne, tout ce que ces gens ont bien pu écrire au cours de leurs razzias littéraires, mais ils le lisent à haute voix, ils se produisent en public et le lisent à haute voix et ils s’inclinent bien bas devant n’importe quel conseiller municipal débile et devant n’importe quel maire stupide et devant n’importe quel badaud germaniste, voilà ce qu’a dit Reger. De Flensbourg à Bozen, ils lisent leur merde à haute voix et se laissent entretenir sans le moindre scrupule, impudemment. Il n’y a rien de plus insupportable pour moi qu’une soi-disant lecture de poète, a dit Reger, c’est répugnant de s’asseoir là et de lire à haute voix sa propre merde, car tous ces gens en vérité ne lisent à haute voix rien d’autre que de la merde. Quand ils sont encore très jeunes, passe encore, a dit Reger, mais quand ils sont plus âgés et qu’ils atteignent déjà la cinquantaine et plus, c’est tout bonnement écœurant. Mais ce sont justement ces écrivains plus âgés qui font partout ces lectures, a dit Reger, et ils montent sur toutes les estrades et ils s’assoient à toutes les tables pour déclamer leur poésie merdique, leur prose stupide, sénile, voilà ce qu’a dit Reger. Même lorsque leur dentier ne peut plus retenir dans la cavité buccale aucune de leurs paroles mensongères, ils montent sur l’estrade de n’importe quelle salle des fêtes et lisent leurs idioties charlatanesques, voilà ce qu’a dit Reger.
Thomas Bernhard, Maîtres anciens