vendredi 13 février 2015

Procès Carlton : quand la pudeur fait le jeu des prédateurs sexuels

C'est une petite musique qui commence à faire son petit bonhomme de chemin vers nos petites oreilles : dans le procès du Carlton, on en fait trop niveau "déballage" sexuel. Ça en devient gênant, écœurant, complaisantvulgaire. Vraiment, beurk, on n'était pas "là pour ça".

Il s'agit même d'un des arguments sur lequel insiste son principal et plus célèbre accusé, Dominique Strauss-Kahn – voyez-vous, le monsieur en a assez, il s'agace, que l'on jette ainsi en pâture ses comportements et ses préférences qui, au fond, ne regardent que lui et ses partenaires de fête.

Comment ne pas voir l'énième preuve du gros bagage de malice dont le monsieur est doté ("quelle tristesse, c'était un homme si brillant !") ? On l'écouterait, on croirait revoir Flaubert ou Baudelaire face au triste Pinard, si ce n'est carrément Verlaine disséqué par Théodore t'Serstevens. En somme, l'odieux retour d'autres temps, d'autres mœurs : les forces de l'ordre, dans leur sens le plus strict, remettant la dépravation dans le droit chemin, cette confusion si délétère entre immoralité et illégalité. En 2015, Dodo-dis-donc, c'est vrai qu'il y a de quoi se lasser.

C'est clair, c'est tout vu : il n'y a pas mieux qu'un bel écran de fumée pour aveugler son prétoire et faire oublier les faits. Dans la confusion, hop, hop, hop, se diriger vers l'issue de secours.

Mais s'il est somme toute logique qu'un accusé fasse son maximum pour sauver ses fesses, il est quand même un tantinet plus problématique que les magistrats, en se serrant le nez et la bouche, parviennent au même résultat : user de périphrases et de points de suspension pour ne ne pas dire les choses, et, en fin de compte, ne pas statuer sur des réalités, mais sur des interprétations qui, c'est bien connu, sont sujettes à l'ambiguïté. Une ambiguïté pas vraiment compatible avec une décision de justice objective et impartiale. Comme ça tombe bien.

Dès lors, il n'y a pas de déballage dans le procès du Carlton, si ce n'est celui d'une vérité qui commence à être aussi éculée que négligée : le meilleur allié des violences sexuelles, c'est la pudibonderie.

C'est parler "d'acte contre-nature" pour signifier une sodomie non consentie. C'est laisser des témoins et des accusés ne pas parler, ne pas préciser, parce qu'on touche à des sujets tellement sensibles, tellement graves, que des soupirs et des sanglots suffisent bien pour exprimer ce que tout le monde a bien compris.

Sauf que non, tout le monde ne l'a pas compris, comme en atteste ce qui se déverse actuellement dans les médias et sur les réseaux sociaux : ce qu'il y aurait de répréhensible et de punissable, dans l'affaire, ce sont les partouzes, l'infidélité, le recours à la prostitution. Les viols et les agressions sexuelles présumés dont ont été apparemment victimes certaines femmes qui se sont portées partie-civile, ce n'est même pas secondaire, ça n'existe et n'existera pas. Alors que ces violences semblent bel et bien caractérisées, et ce dès les PV des policiers, qui mentionnent notamment les doutes, si ce n'est les excuses, des auteurs des faits.

Et il est là l'effet littéralement pervers de ce procès et de cette façon de penser : si les accusés sont reconnus coupables, alors les éventuels viols et agressions sexuelles qu'auront subies ces femmes, parce que prostituées au moment des faits, n'auront été qu'une des innombrables conséquences de leur activité ; même pas un dommage collatéral. Une activité non-digne, non-naturelle, non-tolérable. Ils n'existeront pas en tant que tels, comme n'existera pas la justice qu'il serait légitime de leur rendre.

Et si les accusés repartent libres, alors la possibilité de ces viols et de ces agressions sexuelles sera encore moins prise en compte, la justice leur accordera encore moins de crédit, parce que, hé, vous croyiez quoi les cocos ?

Le but n'était pas de s'attaquer une nouvelle fois à la stratégie manifestement bien rodée d'un putatif prédateur sexuel (qui semble toujours imposer sa "sexualité rude" à des femmes pauvres, faibles, semi-folles, influençables, incohérentes, des femmes dont il sera très facile de réduire en poussière la parole, parce qu'au match de la cré-di-bi-li-té, une boniche africaine ayant franchi illégalement les portes de l’eldorado, une petite poulette de journaliste et d'écrivain qui semble rayer le parquet tellement qu'elle veut faire son trou, ou même une subordonnée méticuleusement harcelée, mais qui, pas de bol, a fini par abdiquer en faisant profil bas, ça ne pèse pas lourd face à un Homme Providentiel qui avait tellement le pays dans sa poche qu'il n'était même pas nécessaire d'en passer par les urnes), mais de statuer sur la nature proxénétique de ses "récréations".

Pile, je gagne, face, tu perds.

Alors disons une bonne fois les choses : le problème, ce n'est pas que DSK puisse être un queutard qui pète des rondelles à la chaîne, le problème, c'est qu'il l'ait peut-être fait avec violence, contrainte, menace ou surprise. En d'autres termes, qu'il se soit éventuellement rendu coupable de viols et d'agressions sexuelles.

Le problème, c'est d'insinuer qu'un individu, parce qu'il est prestataire de services sexuels, consent tacitement à toutes les prestations sexuelles possibles et imaginables.

Le problème, c'est en effet d'affecter ces questions au seul et unique terrain de la morale et de la dignité, catégories métaphysiques qui ne veulent jamais dire la même chose, au lieu de les assigner au seul et unique territoire du droit, et notamment du droit du travail.

Le problème, c'est qu'en refusant de parler précisément d'un acte sexuel, de ses circonstances, de son déroulement, en y jetant un voile de pudeur tellement opaque que plus personne n'y voit plus rien, on cache. Et que lorsqu'on cache, on permet à des criminels de faire ce qu'ils veulent, y compris et surtout leurs crimes. C'est tout le problème du viol : ce même voile de pudeur permet autant aux violeurs de violer en toute impunité qu'aux victimes d'en être accablées et de préférer un silence, parfois mortel, à un recours en justice. Et le serpent se mord la queue (aïe).

Le problème des violences sexuelles, ce n'est pas que la honte doive changer de camp, mais qu'elle disparaisse une bonne fois pour toutes et que l'on puisse voir, enfin et en face, la réalité de ces violences afin de les punir et de les prévenir.

Car en matière de violences sexuelles, le diable ne se cache pas dans les détails, bien au contraire, il se cache dans les non-dits et dans les sous-entendus.