mardi 8 juillet 2014

Au nord

La maison est un sujet connu, quasiment élimé de l'art et de la littérature. Avec ses murs où résonnent les souvenirs ancrés dans la sécurité du tangible, les existences passées au gré des héritages et des habitudes, elle offre une résistance en dur à la marche des temps à jamais finis, à leur effacement souverain et tragique. La maison en deviendrait presque un concept portant à bout de planches une réminiscence immédiate, concrète, infaillible, et c'est ainsi qu'une certaine nostalgie, bien souvent sans le vouloir, peut se déclencher face aux édifices, aux lieux de vie censés pallier le mortel, la dissolution, et les rendre un peu plus confortables. Comme pour panser les cicatrices, mettre du sucre sur les plaies, faire office de petit réservoir à présent, solidifier la fuite.

Mais les maisons des pays baltes et du nord de l'Europe photographiées par Natacha Nikouline prennent le trope et l'essorent jusqu'au trognon. A l'image du reste de son travail, il n'y est question que de désincarnation, de jeu froid avec les attendus, de repères qui se dévissent et marchent sur la tête – ou, plus précisément, qui prennent un chemin se dessinant à mesure qu'on y pose les pieds, l'un après l'autre. Ce qu'on croyait connaître se révèle faux, illusoire, truqué, comme autant d'impossibilités déformées par le biais de subtils effets de bascule et de décentrement. On pense reconnaître, mais on ne reconnaît rien, on n'a jamais été là, car là n'a jamais existé. Il n'y a même pas de tristesse ou de regrets, il n'y aurait, à peine, qu'un vide, le contraire achevé de l'habitation.

Une étrange sensation d'intimité aux fondations fantômes. Comme est familière, sans doute, l'absence de mémoire propre aux déracinés. 


Texte d'accompagnement de la série photographique Nocturnes, de Natacha Nikouline

Le plat de résistance

Il y a des familles que l'Histoire heurte de plein fouet. La [s]ienne en fait partie.

Ma grand-mère paternelle s'appelait Bakhrouchine, elle descendait d'une longue lignée de kouptsi, l'élite marchande de Moscou. Ce nom, vous pouvez encore aujourd'hui le retrouver un peu partout dans la capitale russe, au musée du théâtre par exemple, fondé par l'un de mes aïeuls. C'est que cette famille n'a jamais été de celles qui s’assoient sur leur tas d'or et décident de le faire fructifier dans leur coin et pour leurs seuls héritiers : les Bakhrouchine reversaient plus de la moitié de leurs bénéfices à la ville de Moscou. La chose avait valeur de tradition. Ils ont ainsi contribué au financement d'hôpitaux, d'immeubles, joué les mécènes des arts et du spectacle...

Une machinerie qui s'enraye avec la Révolution de 1917, quand les porteurs de ce nom deviennent officiellement des traîtres, des nuisibles, des purgeables. Il y a eu des déportations, des travaux forcés, le Goulag, des disparitions à la pelle derrière les hauts murs de la Loubianka. En 1922, ma grand-mère, Lydia, est poussée à la fuite. Après un difficile périple en Europe, elle s'installe en France en 1926. C'est là que mon père est né, que je suis née, comme tant d'autres enfants et petits-enfants d'immigrés, bercés de loin en loin par un récit qui prend à bien des égards des allures de légende.

En 1994, à Moscou, la récente chute de l'URSS permet un grand rassemblement familial. Mais le raout ressemble davantage à un ramassage de pots cassés : à part du côté des exilés et des jeunes générations, il n'y a quasiment que des femmes – la plupart des hommes restés de gré ou de force en Russie soviétique ont payé de leur vie les caprices d'une idéologie funeste qui souhaitait le bien de tous, sauf de tous ceux dont elle ne souhaitait pas. C'est à l'occasion de cet inventaire de survivants que mon père fait la connaissance d'une autre Natacha, Natacha Sougak, une cousine née en 1923. C'est elle la messagère de la recette présentée ici, la preuve qu'on peut trouver non seulement le bonheur dans les petites choses du quotidien, mais aussi la résistance, une volonté farouche de vivre quand d'autres en ont décidé autrement.

En 2011, j'ai décidé à mon tour de me rendre en Russie, avec en tête l'idée de rencontrer cette femme, encore âprement solide du haut de ses quatre-vingt-huit ans. C'était la première fois de ma vie que je visitais ce pays, Moscou, avec comme projet de documenter la cuisine de mes ancêtres russes, de rassembler toutes ces recettes transmises à travers les époques et malgré les épreuves. Sans un moment d'hésitation, Natacha Sougak passa aussitôt en cuisine pour me préparer un gâteau qu'elle allait me servir dans un trésor : les quelques pièces de vaisselle familiale qu'elle avait réussi à soustraire au délire totalitaire. Un confiturier en cristal et une assiette, simplement rehaussée d'initiales, appartenant à un trousseau vieux de plus d'un siècle et demi. De quand date cette recette ? Natacha était incapable de le dire d'ailleurs le gâteau n'a pas vraiment de nom , mais elle demeurait persuadée d'une chose : la recette remonte bien avant la Révolution d'Octobre, tant elle est emblématique de la famille Bakhrouchine, de sa volonté de ne jamais se vautrer dans le faste et le luxe, de ne pas outrepasser l'essentiel, de toujours préférer la simplicité...

Mais ce gâteau de restes, d’accommodement de résidus est aussi, à l'évidence, comme un décalque culinaire de temps bien souvent sombres. Comme si on pouvait y goûter les petites combines, la survie coûte que coûte, l'amélioration de l'ordinaire – un ordinaire qui, pendant de longues décennies, fut synonyme de représailles collectives contre votre arbre généalogique. Ce gâteau sans nom est un dessert de fête, mais aussi une douceur vers laquelle, dans les pires moments de leur existence, Natacha Sougak et tant de membres de ma famille sont inlassablement revenus. C'est un gâteau-pilier, une recette-consolation. Un gâteau rempli de liesses et de peines, de drames et d'espoirs. Et en cela, il est universel, en plus d'être absolument délicieux.

Texte paru dans Noor - Revue pour un Islam des Lumières (n°2, janvier 2014), en accompagnement de photographies de Natacha Nikouline