dimanche 11 décembre 2016

« La tronche en biais » - la réponse de l'invitée qui en a gros sur la patate. Première partie : ce que n'est pas la psychologie évolutionnaire.

Le mercredi 7 décembre, j'ai été invitée au live de l'émission « La tronche en biais ». Les commentaires que mon intervention a pu susciter sur divers réseaux sociaux avant et après sa survenue, ont mis au jour d'une manière particulièrement saillante la réalité suivante : les critiques faites à la psychologie évolutionnaire relèvent bien davantage de ce que ses détracteurs peuvent envisager de ses conséquences morales, sociales ou même politiques – qui restent encore à prouver – que de ses mérites ou démérites scientifiques – pour leur part testables et attestés. Une réalité qui n'a rien de nouveau, tant elle remonte aux premiers instants de ce paradigme scientifique – qu'on se souvienne, par exemple, du pichet d'eau glacé renversé en 1978 sur la tête du désormais vénérable E.O. Wilson lors d'une conférence de l'Association américaine pour l'avancement des sciences, « action » fomentée par des militants d'extrême-gauche hurlant au retour des heures les plus sombres de notre histoire, dans le contexte d'une campagne diffamatoire attisée par Stephen J. Gould et Richard Lewontin.

Une réalité reposant sur une bonne dose de préjugés, de malentendus et autres blocages qu'il est encore et toujours nécessaire de détricoter, en espérant que l'exercice répondra à bon nombre de questions que les recherches en psychologie évolutionnaire sont à même de susciter.

(Quant à mes aptitudes à l'expression orale en général et dans un contexte conflictuel en particulier, je n'ai rien à dire, si ce n'est qu'on n'est pas loin de la peine perdue)

1/ Préjugé naturaliste

Ce premier point a été assez bien développé durant l'émission, donc je ne vais pas m’appesantir : est-ce que des explications biologiques ont quelque chose à dire du « bien » ou du « mal » ? De ce que la société et ses lois sanctionnent ou valorisent ? Par exemple, est-ce que le viol serait moins condamnable parce qu'il est bien possible qu'il soit directement ou indirectement avantageux d'un point de vue évolutif ? La réponse est non, cela n'a rien à voir et je vous mets au défi de trouver un seul chercheur en psychologie évolutionnaire qui estime et défende le contraire (spoiler : je déteste prendre des risques). A l'inverse, ces scientifiques ont été parmi les premiers à expliquer combien l'organisation politique et judiciaire des groupes humains avait évolué « pour » réguler et maîtriser les besoins sexuels des individus au sein de sociétés de plus en plus démographiquement conséquentes et, dès lors, de plus en plus structurellement complexes. De fait, nous ne pourrions pas vivre dans des sociétés pluralistes, pacifiées et prospères rassemblant plusieurs millions d'individus sans exercer un solide contrôle sur des traits et des comportements adaptés à des clans de quelques dizaines d'individus, confrontés à des environnements hostiles et luttant au quotidien contre d'autres pour ne pas crever le lendemain. Reste que pour pouvoir toujours mieux les contrôler, il n'est peut-être pas inutile de les connaître et de comprendre quel a pu être leur intérêt.

2/ Préjugé déterministe

C'est sans doute l'une des critiques les plus virulentes et les plus fréquentes formulées à l'égard de la psychologie évolutionnaire : qu'elle énoncerait que tous nos comportements sont déterminés par nos gènes et que l'environnement n'y jouerait qu'un rôle mineur, voire nul. De un, le propos relève de la dichotomie nature/culture qui n'a plus lieu d'être vu l'état de nos connaissances actuelles et ce depuis au moins quarante ans. De deux, l'un des fondements de la psychologie évolutionnaire est justement de montrer comment nos traits comportementaux ont été modelés par notre environnement et comment cet environnement est essentiel dans l'expression de tels traits au cours de notre existence individuelle.

Pour le dire autrement: tout trait «inné» l'est devenu parce que sur une période suffisamment longue de notre passé évolutif, il nous aura permis de survivre dans un milieu aux exigences spécifiques. Nos yeux portent encore la trace du temps où nous étions des poissons, notre colonne vertébrale celui où nous étions des singes arboricoles – mais c'est au départ la réfraction de la lumière dans l'eau ou les branches des arbres qui ont « décidé » d'inscrire ces traits dans l’anatomie dont nous héritons lorsque l'ovule de notre mère rencontre le spermatozoïde de notre père.

De la sorte, aucun chercheur en psychologie évolutionnaire n'estime que nous serions « déterminés » ou « câblés » à tel ou tel comportement – nous y sommes simplement « prédisposés ». Si, de fait, la psychologie évolutionnaire théorise que divers mécanismes de traitement de l'information sont présents dans notre cerveau parce que l'évolution les y a placés, ce n'est qu'en rencontrant l'environnement qu'ils se traduisent en comportements. Et même si ces mécanismes peuvent être génétiquement déterminés, cela n'implique jamais que ces comportements le soient aussi. En bref, la psychologie évolutionnaire n'est en rien « déterministe », elle est interactionniste et montre combien la coïncidence de deux critères est toujours nécessaire pour générer un comportement : 1. un module spécialisé dans le traitement d'un input spécifique 2. un stimulus environnemental approprié activant ce module.

L'évolution n'a pas façonné nos cerveaux pour produire en tout lieu et en tout temps les mêmes comportements « dictés » par nos gènes. A l'inverse, nous possédons un ensemble complexe de modules cognitifs dépendant d'un contexte et susceptibles de produire des comportements conditionnés à des variables environnementales. Et pour une espèce aussi sociale et socialement complexe que la nôtre, une variabilité des stratégies comportementales aura sans doute été un déterminant bien plus fort de fitness que sa variabilité morphologique.Voilà ce que dit la psychologie évolutionnaire quand on prend la peine de l'écouter.

(J'y reviendrai dans une partie « Ce qu'est la psychologie évolutionnaire », mais comme je suis aussi désinvolte que la sélection naturelle et que je suis par ailleurs gavée de travail qu'est mon métier, elle arrivera quand elle arrivera. J'annonce aussi une bibliographie sélective de ma bafouille, ainsi que la grande révélation de mes intentions idéologiques cachées dans mon œuvre).

3/ Préjugé panadaptionniste

Que la psychologie évolutionnaire éclairerait tous les comportements humains à la lumière de leur utilité ancestrale, et donc qu'elle serait aisément réfutable parce que ben quand même on voit bien que ya plein de trucs qui servent à rien est une affirmation fausse. Elle a été véhiculée, notamment, par ce cher Stephen J. Gould qui, de nombreux matins de sa vie malheureusement terminée, aurait mieux fait de rester couché. La véritééééééé, c'est que la psychologie évolutionnaire travaille non seulement sur des adaptations, mais aussi et surtout des sous-produits et du bruit adaptatifs. Ainsi, Symons conçoit l'orgasme féminin comme un sous-produit du masculin. Pour Thornhill et Palmer, l'explication évolutive la plus probable au viol serait son statut de sous-produit du désir sexuel masculin. Pour Pinker, la musique est un sous-produit du langage et l'art un sous-produit de la sélection de l'habitat. Pour Dawkins, la religion est un sous-produit de mécanismes sélectionnés par l'évolution pour résoudre des problèmes adaptatifs extérieurs (et de loin) au territoire religieux. En résumé, contrairement à des idées reçues savamment véhiculées par des contempteurs à la bonne conscience aussi bouffie que leur ignorance, ce sont bien plutôt les sous-produits adaptatifs, et donc leur sélection indirecte, qui constituent le gros des travaux en psychologie évolutionnaire.

4/ Préjugé pseudoscientifique

Et je garde le meilleur pour la fin : l'évopsy n'est pas une science parce qu'elle ne produirait pas grand chose d'autre que des explications ad hoc (les just-so stories de Gould) fondées sur des spéculations non testables et donc non falsifiables sur les réalités de notre passé évolutif. En gros, que nous en connaîtrions trop peu sur notre environnement ancestral pour savoir si tel ou tel comportement aura effectivement relevé d'une solution efficace (directe ou indirecte, j'insiste) à des problèmes posés par l'environnement – les fameuses pressions sélectives.

S'il s'agit de mon préjugé préféré, c'est que mon mauvais esprit jubile de voir de soi-disant sceptiques, adorateurs de l'esprit critique et autres zététiciens certifiés conformes n'avoir d'autre argument à la bouche sur cette question que des il paraît, des on m'a dit que, des oula attention, ça a mauvaise réputation-beurk-ça-pue – sans évidemment le moindre petit bout de commencement de cheminement vers la fumée pour vérifier s'il y a bien du feu en dessous ou juste les manipulations d'usage de ceux qui ont un clébard à piquer et donc tout intérêt à lui diagnostiquer une rage fictive. Gould, cette petite crapule, ne disait-il pas : « comment pouvons nous obtenir les informations essentielles requises pour montrer la validité des récits adaptatifs [sur l'environnement ancestral alors que] nous ne connaissons même pas l'environnement originel de nos ancêtres (…) la stratégie fondamentale proposée par les psychologues évolutionnaires pour identifier une adaptation est donc non-testable et non-scientifique ». Bigre, on cloue des cercueils avec moins que ça.

Sauf qu'en réalité, contrairement à ce qu'affirmait Gould, la « stratégie fondamentale » de l'évopsy est à des années-lumière des trépignements de son indignation vertueuse (et peut-être de la vôtre). Non, déso pas déso, ce n'est pas ainsi que les psychologues évolutionnaires mènent leurs travaux. Au lieu de chercher des explications à des faits connus, ils préfèrent largement générer des hypothèses qui les mèneront à découvrir des faits jusqu'alors inconnus – comme la jalousie sexuellement différenciée que j'ai citée lors de l'émission.

Ensuite, dire qu'on en connaît assez peu sur notre environnement ancestral est formellement juste – si on considère que cet environnement était totalement hermétique à l'histoire que nous raconte la physique, la géologie ou encore la biologie. Voici 3 millions d'années – et a fortiori 300.000 ans – l'univers était régi par les mêmes lois physiques et chimiques qui le gouvernent aujourd'hui et le monde structuré par des caractéristiques géographiques et écologiques similaires au nôtre – des forêts, des montagnes, des lacs, des cavernes, peuplés de végétaux, d'animaux et de pathogènes équivalents à ceux que nous pouvons croiser et combattre aujourd'hui. Et aujourd'hui comme avant-hier, les femmes sont et étaient les seules à pouvoir tomber enceintes – un « scénario » constituant, je récapépète, les ¾ des recherches en évopsy.

Donc si le psittacisme du « l'évopsy n'est pas une science » vous démange encore, fermez votre bouche. La psychologie évolutionnaire est tout à fait apte à produire des hypothèses testables et falsifiables – et le fait même très bien – et l'état actuel de nos connaissances communes (celles qui, comme le nuage de Tchernobyl, passent les frontières des disciplines) nous en apprend énormément sur les aspects de notre passé évolutif les plus pertinents pour comprendre notre présent.

5/ Le créationnisme mental

Allez, non, je fais comme mon prof d'abdos : encore un petit dernier pour la route ! Qu'est-ce qui dérange, au fond, dans l'idée que nos comportements et tout ce qui peut les façonner aient été eux-mêmes modelés par l'évolution, au même titre que nos corps ? La même blessure narcissique infligée par L'Origine des Espèces et que nous avons, plus de 150 ans plus tard, encore tant de mal à digérer : nous sommes des animaux comme les autres, nous ne pouvons nous targuer d'aucune « différence de nature » d'avec le reste du monde vivant. Et comme avec toute dissonance cognitive, on cherche à se rassurer : oui, oui, bien sûr que l'humain a des organes, une physiologie qui se sont lentement façonnés selon la double loi du hasard et de la nécessité, SAUF que (à la grâce d'un quelconque processus aussi mystérieux que magique) les logiques qui s'appliquent à l'intégralité absolument totale du vivant ne s'appliquent pas à sa psychologie, à ses attitudes et à ses comportements. L'évolution serait donc pertinente pour expliquer tout ce qui se passe en-dessous de son menton, mais pas au-dessus. Parce que ? Parce que c'est comme ça. Et les ceusses hurlant au manque de scientificité d'une science qui en est bien une de se réfugier derrière un mécanisme imaginaire expliquant, sans jamais avoir été proposé ni encore moins testé, pourquoi et comment les lois de l'évolution des espèces ont perdu leur force dans la lignée conduisant à la nôtre. N'est-elle pas féroce, l'ironie de ce créationnisme mental ?

Cette formule m'est venue en rédigeant la conclusion de La domination masculine n'existe pas, à l'été 2015. L'été dernier, en lisant le dernier ouvrage de Frans de Waal qui n'était pas encore traduit en français, mon petit cœur d'autodidacte a fait un sacré bond en voyant qu'il dénonçait lui aussi le phénomène, désigné sous sa plume comme « néo-créationnisme ». Je lui laisserai donc le provisoire dernier mot :

« Il ne faut pas confondre le néo-créationnisme avec le dessein intelligent, ce dernier n'étant que du vieux créationnisme habillé à la mode du jour. Le néo-créationnisme est plus subtil en ce qu'il admet l'évolution, mais seulement à moitié. Son principe fondamental, c'est que notre corps descend du singe, pas notre esprit. Sans le dire explicitement, il suppose que l'évolution s'est arrêtée à la tête humaine. L'idée est omniprésente dans la plupart des sciences humaines et sociales et dans une grosse partie de la philosophie. Elle considère notre esprit comme si original qu'il est absurde de le comparer à d'autres, si ce n'est pour confirmer son statut exceptionnel. Elle adore postuler tout un tas de différences mentales, et ce même si la brièveté de leur durée de vie ne cesse d'être attestée. Elle est née de la conviction qu'un événement majeur a dû survenir après notre séparation d'avec les singes: un changement miraculeux opéré ces quelques derniers millions d'années, si ce n'est plus récemment encore. A l'évidence, aucun savant contemporain n'osera parler d'étincelle divine, et encore moins de création, mais difficile de nier l'assise religieuse de cette position. »