lundi 19 octobre 2020

Les leçons de « Charlie Hebdo » et de l'affaire Obono

C'est toujours rigolo, les coïncidences. Mercredi 2 septembre s'ouvrait le procès des attentats de janvier 2015 devant la cour d'assises spéciale de Paris, inaugurant quarante-neuf jours d'audience au terme desquels quatorze personnes (dont trois par défaut) seront jugées pour leur soutien logistique aux tueries de Charlie Hebdo, Montrouge et de l'Hyper Cacher. Le week-end précédant, une partie de l'écosystème médiatico-politique s'affolait autour d'un article fictionnel et anonyme de Valeurs Actuelles mettant en scène une représentation de la députée LFI Danièle Obono en victime de la traite négrière organisée par les Africains et les Arabes au XVIIIe siècle.

Si on remonte à la chemise du baptême – ce que le procès en cours ne fera sans doute malheureusement pas – une partie du « soutien logistique » aux attentats de janvier 2015 peut être attribué aux mensonges et aux manipulations d'un groupuscule islamiste, la « Société islamique du Danemark » qui, après avoir été débouté de sa plainte contre Jyllands-Posten, avait envoyé ses membres en Égypte, au Liban, en Syrie et au Pakistan accompagnés d'une plaquette mélangeant les dessins que le quotidien danois avait effectivement publiés et d'autres documents n'ayant rien à voir avec son dossier « blasphématoire ». Des ajouts, comme par hasard, des plus incendiaires. On y voyait un Mahomet au groin de cochon – en réalité, la photo d'un participant barbu d'un concours d'imitation de cris d'animaux prise par un journaliste d'Associated Press dans un village des Hautes-Pyrénées – et deux images produites par des fondamentalistes chrétiens américains traitant pour l'une Mahomet de démon pédophile et représentant pour l'autre un musulman en train de se faire sodomiser par un chien durant sa prière. En 2005, c'est surtout à cause de ce fascicule, et non pas tant des pages du Jyllands-Posten, qu'une partie du monde musulman s'embrasera pour faire réellement démarrer « l'affaire des caricatures ». La même qui se soldera par des claquements de kalachnikov dix ans plus tard à Paris et ses alentours.

L'affaire Obono-Valeurs Actuelles est heureusement moins sanglante mais relève des mêmes procédés d'exacerbation factice et fallacieuse de l'indignation. Je pense en particulier à un montage ayant circulé sur les réseaux sociaux et laissant croire qu'un dessin représentant la députée avec des chaînes autour du cou avait constitué la une de l'hebdomadaire droitiste. J'y pense tellement que j'ai moi-même failli tomber dans le piège des faussaires et me référer à cette fausse une pour donner de ma voix dans le grand chœur réprobateur. Alors que je réfléchissais à un tweet soulignant combien ce genre de « dérapage » n'a rien d'étonnant quand on laisse l'extrême-droite faire de la liberté d'expression sa chasse gardée, j'ai pris trois secondes supplémentaires pour réorienter mes doigts vengeurs vers ma messagerie et demander à ce qu'on m'envoie l'article incriminé. Une fois lu, je l'ai su affublé d'énormément de défauts – comme avoir été écrit selon toute vraisemblance par un poulet sans tête –, mais j'ai su par la même occasion que le racisme n'en faisait pas partie. Contrairement à la description qui en est faite et qui justifie la plainte que Danièle Obono affirme avoir déposée.

Il en est des lynchages comme des bancs de poissons. Vous pouvez faire entendre raison – ou changer de direction – à quelques individus dans le lot, le mouvement général n'en sera en rien altéré. C'est ainsi que se comportent les phénomènes proprement systémiques, c'est ce qui les rend si terrifiants.

L'ultime ironie de l'histoire, c'est que Danièle Obono fut elle-même victime d'une foule rendue délirante par des contre-vérités quand, il y a trois ans, l'extrait décontextualisé d'une interview sur RMC laissait croire que « vive la France » lui écorchait la bouche. Sur cette même chaîne, il y a quelques jours, alors que Jean-Jacques Bourdin l'aiguillonnait en lui rappelant qu'elle avait écrit n'avoir « pas pleuré pour Charlie » en 2015 ou qu'elle portait aujourd'hui plainte contre Valeurs Actuelles après avoir signé une pétition en 2012 défendant la liberté d'expression d'un groupe de rap, Obono n'a pas fléchi. L'ouverture du procès est un « moment important », a-t-elle dit, qu'il « ne faut pas rabaisser en essayant de créer de mauvaises polémiques ». Quelques minutes plus tard, elle demandait au journaliste de la juger « sur des positions argumentées, pas sur des fantasmes, pas sur des falsifications ». Autant de très bons conseils, qu'importe qu'elle soit la dernière à les appliquer.

Texte paru dans Le Point

samedi 17 octobre 2020

Ne blesser personne, le nouvel impératif

Dans les périodes de crise, il y a souvent cette question que l'on finit par poser : et vous, quand avez-vous pris conscience que quelque chose était en train de basculer ? La fameux passage entre l'avant et l'après. Bien sûr, ce genre de jalon relève d'une reconstruction. A posteriori, notre esprit tire des fils entre des points qui n'ont rien à voir ensemble pour donner un sens à une réalité dont la complexité nous échappe. C'est une sorte de pansement de la cervelle ou, plutôt, de sac en papier dans lequel on respire quand vient poindre la crise de panique. Dans mes synapses surchauffées à moi, c'était un jour de 2016 ou de 2017. J'avais passé la bonne partie d'une soirée à discuter avec un ami journaliste des schismes apparus dans nos rédactions après l'attentat de Charlie Hebdo. Il s'étonnait que les choses soient allées si vite. Que les failles se soient creusées si fort. Que d'anciens camarades de machine à café en soient venus, quasiment du jour au lendemain, à ne plus s'adresser la parole et à (métaphoriquement) cracher parterre au passage de l'un ou de l'autre pour conjurer le mauvais œil d'une cohabitation désormais insupportable pour tout le monde. Moi, comme souvent, je faisais ma blasée. Je lui disais que ce n'était que la dernière métamorphose en date d'antagonismes remontant à très loin et faisant feu de tout bois pour se manifester. Mes borborygmes sur les racines conflictuelles de notre nature humaine ayant moyennement attisé son attention, j'étais passée au niveau proximal. Je lui avais dit qu'il y avait eu des histoires similaires au moment de la fatwa contre Salman Rushdie et, encore avant, lorsque la "révolution" iranienne excitait des intellectuels bien au chaud à Neauphle-le-Château et glaçait le sang d'autres, ceux qui allaient vite devoir se décider entre la valise ou le cercueil à Téhéran. Qu'encore avant il y avait eu Césaire et Aragon, l'Affaire Kravtchenko, Victor Klemperer qui notait en douce ces si subtils changements linguistiques affligeant les démocraties qui s'effondrent. Bref, que les temps de tension reviennent à intervalles irréguliers et qu'on n'avait finalement pas tant que ça à se plaindre. (De mes gènes du ghetto, j'ai hérité de la technique de consolation dite "Vus de Babi Yar, tes problèmes c'est peanuts". Je vous la conseille, elle est super efficace).

À un autre moment de la conversation, je lui disais avoir remarqué une inflexion dans ses articles. Qu'il me semblait avoir changé un fusil d'épaule, ne plus écrire sur des sujets fâchant autant qu'auparavant les foules des réseaux sociaux, ces poissons rouges barbotant dans leur dopamine boostée par algorithmes interposés et tournant de l'indignation de la veille à celle oubliée le lendemain pour une autre. Je lui demandai si la chose était volontaire ou le fait d'ordres venant d'en haut. Sa réponse : que l'évolution était de son propre chef et qu'il avait effectivement préféré se focaliser sur des sujets à "faible charge polémique", de peur qu'une explosion de cocotte-minute réticulaire en vienne à ficher ses shrapnels dans sa santé mentale. Puis il avait ajouté : "aujourd'hui, en France, il n'y a jamais eu autant de journalistes et d'intellectuels sous protection policière".

Voilà, moi elle est là mon épiphanie. La seconde où la grenouille prend conscience de la température de la casserole. Du monde où ce qui était encore anormal en 1989 avec le calvaire de Rushdie est devenu monnaie courante. Une fonction comme une autre dans l'équation du choix rédactionnel. "Sur quoi vais-je écrire aujourd'hui ? Ah non, pas là-dessus, je risque de surchauffer la bile d'hypersensibles qui voudront me faire la peau, je vais plutôt en rester à un sujet à faible charge polémique".

Quelques mois plus tard, j'entendais une ancienne journaliste préciser la nouvelle ligne éditoriale qu'elle comptait faire appliquer dans le magazine dont elle était récemment devenue la rédactrice en chef : "J'aimerais que personne ne soit blessé par nos contenus". La boucle était bouclée. Le schisme ouvert avec les attentats de Charlie Hebdo s'était enfin refermé. Les terroristes avaient gagné.

Texte paru dans Le Point

mercredi 1 juillet 2020

Interview avec Clément Boileau

[Interview réalisée juste avant le confinement et qui n'est pas parue pour cette raison]

1) Peu avant la remise des César, vous avez publié sur Slate une longue interview de Samantha Geimer, victime de Polanski, laquelle dénonce pourtant l'hystérie collective autour de sa personne (Polanski). Son discours semble inaudible (elle se décrit comme "bad victim"), que ce soit aux US comme en France. Comment l'expliquez-vous ?

Je ne me l'explique pas vraiment. Samantha Geimer a tout fait pour être « prise aux sérieux » comme victime de viol : elle avait 13 ans à l'époque, elle a porté plainte dès le lendemain, elle n'est jamais revenue sur sa version des faits, elle n'est pas psychologiquement instable, elle ne s'est pas effondrée... et pourtant elle subit l'une des pires injustices qui soit, celle d'être considérée comme quantité négligeable de sa propre histoire. Premièrement de la part du système judiciaire américain, qui refuse d'abandonner les poursuites contre Polanski comme elle le demande depuis des décennies. Ensuite, de la part de beaucoup de féministes qui lui refusent, là encore, la solidité qu'elle expose en la prenant, à tort, comme une défense des agresseurs sexuels. Comme s'il fallait être à tout jamais démolie par un viol pour être littéralement crédible. J'y vois une inversion des valeurs assez pernicieuse, car en « exigeant » du viol qu'il soit un crime indélébile chez ses victimes, on offre sur un plateau un pouvoir immense aux prédateurs sexuels. Les femmes, comme Geimer, qui se sont relevées de leur viol, pour certaines immédiatement après leur agression, sont bien plus nombreuses qu'on voudrait bien le croire. Elles devraient être montrées en exemple, pas traitées comme des anomalies et des anormales. La résilience et l'anti-fragilité ne devraient pas être jugées comme des « menaces » pour les victimes de violences sexuelles. Au contraire. Je ne sais pas ce qu'il y a de plus émancipateur que d'envoyer ce message à qui a cru jouir de votre anéantissement : non, ça n'a pas marché et tu ne réussiras jamais.

2) Vous-même, mais aussi Claude Askolovitch ou Natasha Polony (par exemple), ont réagi à la tribune de Virginie Despentes. Cette critique plutôt modérée du mélange des genres, et plus largement de la radicalité (en ce qui concerne le féminisme), est presque toujours taxée de "crime de la pensée". La forme de la contestation (à l'image de la tribune de Virginie Despentes) l'emporte-t-elle désormais sur le fond de l'argumentation ?

Nous sommes dans un temps de radicalisation assez générale et qui est loin de ne se limiter qu'au féminisme. En réalité, je pense qu'il touche toutes les grandes idées progressistes à avoir émergé grosso modo ces trois derniers siècles et selon une trajectoire en trois étapes. La première, c'est celle de l'apparition. À ce stade, l'idée est socialement « contre-nature » (comme l'était l'anti-racisme au temps de l'esclavage, par exemple) et rencontre logiquement une très forte et violente opposition dans la population. Ensuite, vient le temps de la diffusion, quand l'idée séduit de plus en plus de monde, jusqu'à gagner sa naturalité culturelle : la monstruosité est désormais chez ceux s'y opposent. Puis vient le temps de la rétractation. L'idée coule de source, elle n'a plus rien de séditieux et les activistes qui ont tout intérêt à ce qu'elle garde son côté frondeur sont obligés de lui trouver des expressions de plus en plus artificielles, dans le mauvais sens du terme, quitte à recommencer à s'aliéner une proportion croissante de la population. Je pense qu'on entre dans cette phase avec le féminisme, ce qui explique l’espèce d'économie de guerre intellectuelle que nous observons aujourd'hui sur ces sujets. Et lorsqu'on en est à creuser ainsi des tranchées, le centre et la modération ont effectivement bien du mal à tenir.

3) L'on a assisté depuis le début de l'affaire à quelques rétropédalages (Darroussin, Claire Denis) à propos de Polanski. Mais globalement les deux camps les plus bruyants (l'un, réactionnaire, plutôt de droite, et l'autre, radical, plutôt de gauche) occupent le terrain. N'y a-t-il plus de place pour une pensée plus complexe, moins manichéenne, voire indécise ? Peut-on parler d'une nouvelle période pour le moins obscurantiste ?

Je ne crois pas que Claire Denis ait rétropédalé. Elle a tout de suite été limpide en disant que remettre un César à Polanski ne lui avait pas posé problème et, il y a quelques jours, elle a confirmé sa lucidité en disant qu'il ne fallait pas y voir un « crachat » à la figure des victimes de violences sexuelles ou que le sexisme n'expliquait probablement pas qu'on n'ait pas voulu d'elle au départ comme « marraine » des espoirs. Elle n'a pas voulu jouer le jeu du pouce vers le haut ou vers le bas, et c'est tout ce qu'on peut souhaiter à une artiste qui, professionnellement, doit savoir tirer parti des ambiguïtés et des nuances de gris. Cela étant dit, oui, je crains que la chasse aux non-alignés à laquelle nous assistons aujourd'hui n'augure pas grand chose de bon. À mes yeux, une bonne société est une société dépolitisée au maximum parce qu'elle a su régler, et donc dépasser, les conflits inter-groupes les plus vénéneux pour construire et renforcer la concorde civile. Une société sainement fonctionnelle est celle qui épargne à ses membres d'avoir à choisir un camp. À l'inverse, les périodes les plus obscurantistes, les plus socialement toxiques de l'histoire humaine l'ont été, notamment, parce que la mentalité d'assiégés de quelques fanatiques a fini par contaminer une part importante de la population persuadée que ce choix, cette polarisation existentielle, était nécessaire à sa survie. Avant que la politique de la terre brûlée afférente à cet état d'esprit fasse son œuvre. Certaines féministes contemporaines carburent malheureusement à l'obsidionalité irrationnelle. Que de plus en plus de médias la véhiculent, soit par conviction, soit par calcul, a tout du poison social.

mardi 12 mai 2020

Des idées zombies et d'un gros problème de consanguinité dans la famille sceptique


Il souffle un vent mauvais dans le monde de la vulgarisation scientifique française.

Ne jouissant pas d'un emploi du temps élastique, j'aimerais réduire ce post aux portions congrues et je vais donc me permettre de ne pas rejouer tout le sketch. En quelques mots, cependant, voilà ce qui m'incite à agiter bénévolement mes doigts sur mon clavier : une nouvelle métamorphose de la « polémique » sur le patriarcat du steak. Ou « affaire Touraille », pour la baptiser de façon un peu moins chargée en blagouilles. Comme j'y ai déjà consacré en 2017 un bon mois de ma vie professionnelle – des recherches qui se sont soldées par la publication de ces deux articles – j'espère que vous excuserez mon laconisme relatif. Mais j'espère aussi que vous conviendrez que ce travail me justifie à penser que, même si je n'ai pas comme tout le monde la science infuse, je sais un tantinet de quoi je parle.

En 2017, la déprime d'une amie suédoise, à l'époque doctorante en anthropologie, avait été la proverbiale goutte d'eau par laquelle mon vase avait débordé pour me décider à « débunker » le patriarcat du steak. Ses idées noires, elle les devait au documentaire produit par Arte « Hommes grands, femmes petites » pour lequel Touraille avait été conseillère scientifique. Et ça que le film avait certes été diffusé dans son pays, mais il était passé plutôt inaperçu et avait donné lieu à quelques articles en soulignant l'inanité. En France, rien de tout cela et même pire. Comme seules y parviennent les idées zombies, le « patriarcat du steak » était en train de reprendre du poil de la bête à la faveur de recensions journalistiques aussi exaltées que scientifiquement atterrantes. L'heure était venue pour moi d'agir avec mes moyens du bord.

Si vous me suivez depuis un petit bout de temps (et je sais que certains me lisent depuis que mes écrits sont sortis au grand air, ce qui fait un bail, donc salut et merci à vous), vous devez savoir que le « débunk » n'est pas mon exercice de prédilection. Ayant traîné ma foi assez longtemps dans le monde académique, je sais qu'il peut exister un sacré fossé entre les travaux des chercheurs et ce que des commentateurs extérieurs en perçoivent, même (et surtout) s'ils se sentent parfaitement informés et dès lors justifiés à exprimer leur grand avis. Ce qui fait que je me donne comme règle de limiter au maximum mes écrits professionnels à une présentation positive de recherches que je ne me suis pas cassé la binette à mener. C'est peut-être de la paresse, c'est peut-être de l'humilité, c'est peut-être une conscience fondamentale de mon insondable débilité, mais le fait est que la présentation négative, et a fortiori l'évaluation critique, je la laisse aux pairs. Comme toute règle, celle-ci a ses exceptions et mon travail sur le « patriarcat du steak » en est une. Et pas des moindres.

De fait, j'en avais et j'en ai toujours gros d'observer la complaisance que les recherches de Touraille peuvent susciter. À l'époque, c'était surtout dans le monde médiatique, aujourd'hui c'est dans celui qui s'autoproclame sceptique et prétend avoir comme mission la chasse aux pseudo-sciences et aux fake news pour dessiller son prochain dans l'amour pur de la vérité vraie. Sur les réseaux sociaux, j'ai l'habitude de caractériser cet univers comme celui des « zététichiens ». Au départ, il s'agissait uniquement d'un jeu de mot qui m'amusait (que voulez-vous, je suis simple), mais à la réflexion, c'est très bien trouvé pour désigner ceux qui confondent leur métier-passion avec celui d'un chien de garde, d'autant plus agressif qu'il est aveugle aux doubles standards qui le maintiennent docilement enchaîné.

Je dis à dessein « les recherches de Touraille », parce que contrairement à ce que j'ai pu lire ces derniers jours, l'anthropologue n'a pas été victime d'un travestissement de ses idées dans les traductions « grand public » qui en ont été données. Je ne vous demande pas de me croire sur parole (ou sur la base du lourd travail de documentation que j'ai effectué en 2017, auquel, par définition, vous n'aurez jamais accès), mais de prendre dix minutes de votre temps pour visionner cette intervention faite en 2012 (si vous avez une heure devant vous, regardez l'ensemble de la table ronde, elle vaut son pesant de cacahuètes, à faire passer avec une bonne rasade de prozac). Si vous y trouvez, dans la bouche de Touraille, quelque chose qui s'approche de près ou de loin de la fameuse « prudence épistémique » quand vous l'entendrez se présenter en héritière du « féminisme matérialiste » qui cherche à « déconstruire » les biais hétéro-normés de la recherche en trouvant dans les sciences humaines et sociales, des moyens de « contrer les sciences de la vie » en se posant notamment plus souvent la question « pourquoi on se reproduit ? », je suis prête à manger mon slip.

L'expérience de l'esprit que je vous propose, c'est d'imaginer un chercheur (c'est du neutre) qui se présenterait comme héritier du nationalisme ethnique et qui se targuerait de vouloir contrer la démographie en y traquant ses biais cosmopolites. M'est avis qu'il ne trouverait pas sa place dans le catalogue des Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme et que je ne serais pas la première à m'en plaindre. On pourrait aussi imaginer ce même chercheur qui, dans ses publications académiques, se ferait « prudent » dans la formulation de ses hypothèses, mais qui une fois plongé dans le confort d'une conférence militante, se lâcherait sévère sur toutes les petites et grandes causes qui l'animent. J'ose espérer qu'il aurait une tripotée d'adeptes de l'esprit critique sur le dos pour lui mettre son double discours sous le nez. Certes, on est là en plein dans le paralogisme du « si ma tante en avait » (par définition, on ne peut pas connaître à l'avance le résultat d'une expérience qui n'a jamais été menée), mais je pense, j'estime, je suppute, que vous voyez où je veux en venir. Dans le second cas, le mastodonte idéologique ferait sursauter tout le monde (ou presque), dans le premier, il ne chatouille (quasiment) personne.

Et c'est un problème éléphantesque.

Parce que c'est un de mes chevaux de bataille (et donc de mes biais personnels), j'y vois la conséquence d'un milieu sceptique qui, comme tant d'autres, fonctionne en chambre d'écho. Je suis d'autant bien placée pour le penser que, me situant au doigt mouillé au centre gauche de l'échiquier politique (et même très à gauche en ce qui concerne les questions dites de mœurs), j'ai régulièrement des frissons de chagrin et de pitié pour les rationalistes penchant à droite espérant percer « dans le métier ». Quand je constate tout ce que je me prends « dans la gueule » de ce même milieu parce que j'ai l'outrecuidance de pouffer devant les dogmes de l'intersecte (ce que Pluckrose et Lindsay désignent comme le champ des « cynical theories »), j'ai davantage envie de leur tapoter dans le dos et leur offrir un gros paquet de chocorêves que de leur conseiller de persévérer.

Mais c'est un mauvais réflexe. Comme partout, l'uniformité idéologique est un fléau pour l'esprit. Vouloir dans le milieu sceptique davantage de gens « de droite » (ou, plus précisément, davantage de gens ne s'identifiant pas à cette bâtardise de gauche « woke » qui phagocyte, nécrose et métastase à peu près tout ce qu'elle touche comme l'atroce rogaton de pensée totalitaire qu'elle est) ne relève pas de la question, somme toute assez débile, de la « représentativité ». Non, diversifier le milieu sceptique, c'est avant tout et tout simplement le rendre meilleur. Je vous renvoie à cet article pour plus de précisions. Un article, ironie de l'histoire (non) ayant été refusé par tout un tas de médias « sceptiques » avant d'atterrir dans cet himmonde repaire d'alt-right de droite-droite qu'est Contrepoints.

Par exemple, si ce pluralisme – c'est-à-dire le contrôle par chacun des biais de confirmation d'un autre – était routinier chez les sceptiques, on ne verrait pas de grosses légumes zététichiennes considérer que mes articles de 2017 sont « à charge » contre Touraille. Si je suis agnostique quant à l'importance du « contradictoire » dans le journalisme en général, j'ai un credo strict en ce qui concerne le journalisme scientifique : on ne donne pas, qu'importe que cela puisse rapporter socialement de se la jouer grand prince du mi-chèvre mi-chou, cinq minutes à la terre plate et cinq minutes à la terre ronde. C'est même ici l'un des rares domaines où j'exhorte mes conspécifiques à « choisir ton camp, camarade » en fonction de l'état des connaissances disponibles. Car pour paraphraser je ne sais plus qui, le but du journaliste scientifique, ce n'est pas citer l'un qui dit qu'il pleut et l'autre qui dit qu'il y a du soleil, c'est ouvrir sa putain de fenêtre et raconter le temps qu'il fait. Dans ce sens, oui, mes articles sont « à charge », parce que les recherches de Touraille sont chargées d'absurdités créationnistes de gauche. Les mêmes qui, en 2017, avaient poussé deux éminents biologistes, Michel Raymond et Bernard Godelle, à rappeler au Journal du CNRS qu'il avait véhiculé une « fake news scientifique » en les présentant comme « démontrées ». Il est dit couramment que les vulgarisateurs feraient le boulot que les chercheurs n'ont pas le temps d'accomplir. Dans ce cas, bien des vulgarisateurs pourraient prendre une retraite anticipée.

Car depuis 2017, que s'est-il passé ? Sur le plan scientifique du patriarcat du steak, absolument rien. Les hypothèses de Touraille sur l'influence que les « régimes de genre » auraient pu avoir sur le dimorphisme sexuel continuent à n'intéresser personne. Pour qui connaît un peu la cervelle des scientifiques et leur magnétisme à « idées farfelues » (aka briseuses de consensus), autant dire que c'est peut-être le plus gros indice de leur faiblesse : si Touraille était tombée sur un diamant brut, ça se serait bousculé au portillon pour lui donner des billes susceptibles de révéler le joyau (quitte à proclamer qu'on l'a trouvé le premier, comme ce qui s'est passé à moult reprises dans l'histoire des sciences, par exemple avec la sélection de parentèle entre Hamilton et Maynard Smith). Mais non, c'est tout l'inverse : pas un seul petit morceau de mouche ou de vermisseau de donnée indépendante n'est venu étayer son édifice. (On trouve cependant chez Touraille la parade infalsifiable : c'est parce que la science du dimorphisme sexuel est bourrée de biais sexistes qu'on ignore la courageuse chercheuse qui a levé ce lièvre, ce qui prouve bien que le sexisme est omniprésent dans les sciences naturelles !)

Sur le plan de la vulgarisation, par contre, l'idée zombie a continué son petit bonhomme de chemin, jusqu'à déclencher la bataille d'Hernani du YouTube scientifique qui me pousse à écrire ce billet. Et à rappeler ce que Robert Trivers disait à Napoléon Chagnon en des circonstances intellectuelles similaires :

« J'ai enfin compris ce qu'ils veulent dire par “débat équilibré”. Pour toute démonstration claire de l'effectivité d'une explication sociobiologique d'un phénomène quelconque, il faut “l'équilibrer” par un appel complètement irrationnel aux conneries, aux émotions et au politiquement correct ».

Que cette irrationalité pointe de plus en plus le bout de son nez dans le milieu sceptique me pousse à stopper net ce post, car j'en ai les doigts qui saignent de tant d'ironie mordante.


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jeudi 5 mars 2020

An interview with Samantha Geimer


Peggy Sastre : If I'm not mistaken (please correct me if I am), it's been since 2003 that you've publicly defended Polanski's right to pursue his career. How are you and how are you holding up with the recurring controversies ?

Samantha Geimer : Actually it was around 1997. I am well, thanks for asking.  These controversies only affect me as much as I let them, I could disconnect if I chose.  But most of the time I still feel that I want to tell my own story and continue to set the record straight as I did with my book.  I don’t know why the general public is so adverse to the truth, but that has only gotten worse in recent years. The #MeToo movement, which I believe meant to give us solidarity and strength, has been turned on it’s head.  Attacking famous and powerful men in order to “take them down” for sexist or abusive behavior even if it was unreported at the time and happened decades ago helps no one being abused today. If we want society and men to evolve, I don’t think demonizing people and labeling them as irredeemable is the way to do it. I’ll never stop directing attention at the misconduct by the court in our case, these things should not be left standing, it’s dangerous to all of us.

One might have expected that a victim of sexual violence as "famous" as you would have supported the #MeToo movement, but instead, you chose to sign the open-letter I've co-authored in January 2018 which was very critical of its excess. Why ?

The #MeToo movement has devolved into something negative.  I am a feminist. I do not believe we elevate women by tearing down men. I do not believe we stop sexual abuse and harassment by demonizing those who behaved in a way that was accepted by society years ago and demanding they are irredeemable now.  It is counterproductive. We need to educate people and change the world today. Equality is not demanding you be protected, demanding you cannot be held accountable for your own actions or criticize and report the actions of others because as a women, you are simply a child, too weak to stand up for yourself.  Women are strong, women are smart, we fought hard for our sexual freedom and should not go back so easily to gilded cages.

You're very clear that the media and the 1977 lawsuit against Polanski were much traumatic to you than his rape. How do you explain this ?

The sex was brief, I understood what was happening, that it would not last long and that I would go home soon.  The media and the court were much more unpredictable, a complete unknown, terrible surprises and unfair and terrifying demands it seemed every day.  There was no way of knowing when and if it would ever end. It felt much more deliberate and designed to harm.

In an interview, Polanski said it was Harvey Weinstein who dig up your case in 2003, as an agitprop operation made to sabotage The Pianist before The Oscars. Where you aware of this ?

I was not.  He also came out in his support years later.  It just shows how powerful men have used my case to their, and only their own advantage over the years, I am a side note.

Speaking of propaganda, seeing the very same lies and untruths about your case being waved over and over by people who claim to defend victims of rape is very disheartening to me. It’s like truth will always be the first casualty of politics and power struggles. What's keeping you going ? Aren’t you sometimes tired of setting the record straight ?

I admit my level of frustration with the lies and use of my story for the advantage of others is far higher than my frustration with setting the record straight.  If people don’t know, that’s okay. When they tell untruths and use my story to advance their own causes it is much more of a violation. It shows the hypocrisy of the “activists”.

Your book is full of very powerful statements. As this one : “It is disconcerting to be a young girl and know that people are on your side yet still feel a sense of regret you weren’t damaged enough. Almost immediately, from the start of this case, I felt the pressure to be damaged. But I refused to be damaged enough to be a “good” victim.” Why is rape the sole crime where victims have to be pretty damaged to be “good” victims ? And even to be heard ? And why a rape victim is always suspect if she recovers too well ?

I have never been able to reconcile that so many wish me to be brutalized to fit their anger and indignation.  We must care for victims of sexual assault and help them recover, to insist that they must carry pain and damage to somehow support other victims is ridiculous on it’s face. A strong woman is a good example, perhaps strong women intimidate some people.   To need a victim to feel pain for your own satisfaction or benefit is just as much of an abuse as an assault.

Your case in 1977 tells a story where psychiatrists fancy themselves as film critics and were somewhat lenient with Polanski because of his talent as filmmaker. Isn’t that ironic that, more than 40 years later, we have now cinema professionals who fancy themselves as police and judges ?

That is a good example of the double edged sword of celebrity.  Sometimes it gets you better treatment, but sometimes it makes you a target.  It is those who are not famous that suffer at the hands of those who use celebrities for their own ends.  1977 what happened to me was not uncommon and was not viewed as such a violation as it is today. Today, young women are simply used in a different way by activists, courts and attorneys, still the powerful abuse the weak to their own ends.

One lie about you is that you’re suffering from “Stockholm syndrome”, but it’s very clear reading your book that it’s very much not the case. You're not in awe of Polanski at all, he even seems to vanish from your mind almost at the minute he raped you. Now that psychiatry has gained some scientific ground (and is very far from what it was in the 70’s), we know it’s a very normal and healthy reaction from the brain : we forget things that are too painful in order to survive and thrive again. Why is that so difficult to understand to so-called “anti-rape activists” ?

True advocates do not trade on the pain of victims or use and abuse them without their consent to advance various causes.  This dark side of advocacy does not care about helping victims heal and changing views to make the world a safer place. It simply uses the pain and fear of women to stoke outrage and anger for its own sake, bringing attention to itself, not societies problems with sexual violence. In short, they don’t care, they just want to use you.

Few people seem to know you’ve decided to sue Polanski for sexual assault in civil court in 1988, after you’ve discovered he’d romanticized what he did to you in its autobiography - and that you’ve won, 5 years later. This ignorance was logical at the time because of the clever thing your counsel did to hide your case from the press. But nowadays, it just seems like an inconvenient truth people want to hide as to profit from the narrative “Geimer didn’t get justice and Polanski fled from it”. What do you think ?

He fled from injustice which he and I were both the victim of and I was glad he did.  That is the truth plain and simple. It is that injustice that has followed me for 4 decades, not his actions that night.  The civil suit gave me the justice the court count not, but Roman remains the victim of a corrupt system and and immoral judge.

Reading your book, your blog, your op-eds, your posts on social media… I have the strong sense you’re a very tough, clever and clear-headed woman. Where did you get that ?

I believe that came from my mother.  Watching her good example and facing what I did at such a young age.  It toughened me up and gave me good lessons in self preservation, you have to be in charge of yourself.  You cannot let the actions of others determine how you feel and react. You need to take responsibility for yourself and do what is best for you, don’t give your power to others.

In 2018, in a public event, a french scholar told me I’ve thrown my resilience “at the face of victims” writing and publishing the so-called “Deneuve’s letter”. I still haven't gotten over it because it summarized all too well what I think is wrong with the public discussion about rape. As if a rape victim has to never recover, because if she does, she’ll be a threat for other victims. Do you think it’s possible to change that ? How ?

All of us, victims and loved ones, want the same thing, recovery, health, happiness. I will never understand how people who say that are advocates and promote pain, damage, fear, anger and revenge.  It goes contrary to loving a person to wish and demand these feelings from someone who has already been hurt. To demand victims remain perpetually damaged as if that is the only way to prove sexual assault is wrong, is abusive and absurd. It is just another way to hold women back, to control them and convince them they are weak. That is not for me.

“Distinguishing Polanski is spitting in the face of all victims. It means raping women isn’t that bad” said Adèle Haenel in the New York Times. What do you think of that ?

I disagree entirely, asking all women to carry the burden of their assaults along with the outrage of others for eternity is spitting in the face of all women who have recovered and moved on with their lives.  Dragging victims along in order to punish those who have done wrong simply abuses the victims further. It is not for others to say how any victim of assault should feel. When you deny victims forgiveness and closure for your own selfish need to hate and punish, you injure them further.  They have the right to let go of their past and men have the right to rehabilitate and redeem themselves when they have admitted wrongdoing and made amends.
(Draft version of the interview published here)

dimanche 5 janvier 2020

Napoléon Chagnon, l'anthropologue contre les idéologues



L'histoire plaît aux autodidactes : parce que l'institution académique ne fait rien qu'à étouffer les vrais talents et promouvoir les demi-habiles, les conformistes et les cireurs de pompes, la science avance sans elle. En annexe de cette fable, il y a la figure du génie broyé de son vivant par des coteries de médiocres mais qui, une fois mort, se voit réhabilité au centuple. Comme s'il adressait son plus beau doigt à la postérité et nous incitait à l'optimisme – vous verrez, la vérité finit toujours par triompher.

C'est l'histoire que raconte le majeur de Galilée, relique païenne trônant au musée d'histoire des sciences de Florence des siècles après le procès, l'abjuration de « l’hérésie copernicienne », la prison à vie commuée en assignation à résidence et la mort interdite de pierre tombale. C'est le symbole autour duquel Alice Dreger, historienne des sciences, construit son Galileo's middle finger, catalogue de cabales académiques fomentées au nom d'une de nos religions contemporaines – la « justice sociale » et son orthodoxie identitariste de gauche. L'anthropologue Napoléon Chagnon, mort le 21 septembre, y occupe une place centrale.

Parce qu'il voulait suivre la « nouvelle synthèse » sociobiologique et souleva, comme il le résume dans son autobiographie, « la possibilité anthropologiquement désagréable que la nature humaine soit elle aussi animée par une biologie produite par l'évolution », Chagnon fut la victime d'une des pires chasses aux sorcières scientifiques de ces quarante dernières années. Le paroxysme, comme l'écrit Dreger, « de ce qui se passe lorsque les cœurs en viennent à tellement saigner que les cerveaux ne sont plus correctement oxygénés ».

Il y a deux ans, en découvrant Dreger à un moment où j'étais moi-même la cible d'une telle hémorragie en miniature, j'ai ressenti une étrange émotion. Un mélange de terreur et de réconfort. La terreur, parce que son inventaire ordonne d'abandonner tout espérance : même au sein du bastion censément le plus rationnel qui soit, nos cervelles de macaques à peine mutés boivent les rumeurs comme du petit lait et font la fine bouche dès qu'il s'agit d'en vérifier les fondements. Le réconfort, parce que je comprenais que je n'étais ni seule, ni anormale, ni même crypto-nazie comme je commençais (presque) à le croire à force de le voir répété. J'avais seulement travaillé avec ou sur des scientifiques « coupables » d'avoir poursuivi des idées aussi passionnantes qu'impopulaires et subséquemment « punis » de leur tarabustage de vaches sacrées par des menaces de mort, des semaines passées sous protection policière, des vies personnelles sabotées et de la santé ruinée. En lisant Dreger, j'ai aussi pleinement saisi le conseil que Chagnon m'avait donné une quinzaine d'années plus tôt.

À l'époque, je projetais une réorientation vers des recherches de terrain intégrant anthropologie et biologie. Chagnon était mon fanal. Comme des millions d'autres lecteurs, j'avais été subjuguée par sa monographie sur les Yanomamö, le « peuple féroce » du mythique bassin de l'Orénoque. En mal de ressources bibliographiques, je lui avais aussi écrit pour savoir « Comment faire pour devenir vous ? ». Il allait me donner les références, tout en me dissuadant de continuer dans sa voie : « Tu as vu ce qu'ils m'ont fait ? Alors que je suis une sommité ? Toi tu n'es même pas encore née que tu es déjà morte. Barre-toi du monde académique le plus vite possible ». Notre bref échange s'arrêta là. Je savais vaguement qu'un livre très critique à son égard venait de sortir. Je sais aujourd'hui que je ne connaissais même pas le quart de son histoire, celle de la sommité qui se fait accuser de génocide par un faussaire que ses pairs décident de prendre au sérieux pour vider des années de querelles.

Comme me le fait remarquer sa petite-fille, la cinéaste Caitlin Machak, le calvaire de Chagnon s'éclaire d'autant mieux qu'on y voit « une histoire de surdoué » parti de rien et qui n'a pas son pareil pour susciter les jalousies. Né en 1938 à Port Austin, au Michigan, dans une famille miséreuse d'origine franco-canadienne de douze enfants – son prénom impérial lui vient de son grand-père, un de ses frères écopera de « Verdun » –, Chagnon entre à l'université grâce au peu d'argent que son père avait réussi à économiser sur sa pension de G.I. et ses petits boulots. S'il débute des études orientées vers la physique et l'ingénierie, en travaillant à côté comme ambulancier ou arpenteur-géomètre, les quelques heures que son cursus réserve aux sciences humaines le font « tomber amoureux » de l'anthropologie. Il se décide pour une carrière consacrée à l'étude de peuples « vraiment primitifs », qu'il mènera à l'université du Michigan, Penn State, Northwestern, l'université de Californie à Santa Barbara et l'université du Missouri. En 1964, le doctorant Chagnon s'envole pour la jungle vénézuélienne et un premier séjour de recherche qui inaugure une série d'une petite trentaine en trente ans. Lorsqu'il est titularisé à l'université du Michigan, Chagnon a 27 ans. Son étude des Yanomamö ouvre quant à elle une fenêtre sur l'histoire de humanité vieille de dizaines de milliers d'années.

À l'instar de Marx, Chagnon montre que l'histoire des peuples est bien l'histoire des guerres, sauf que ses données contredisent un axiome du matérialisme historique : les Yanomamö ne se tapent pas dessus pour des choses, mais pour des femmes. « Dans les années 1960, la théorie anthropologique la plus scientifique affirmait que les membres des tribus, tout comme ceux des nations industrialisées, ne se battaient que pour des ressources matérielles rares – nourriture, pétrole, terres, approvisionnement en eau [...]. Pour un anthropologue, laisser entendre que les conflits avaient quelque chose à voir avec les femmes, c'est-à-dire la compétition sexuelle et reproductive, équivalait à un blasphème ou, au mieux, à une absurdité. [...] D'un autre côté, aux yeux des biologistes, une telle observation n'avait non seulement rien de surprenant, mais elle était parfaitement normale pour une espèce à reproduction sexuée. Ce qui les étonnait, c'était que les anthropologues pussent considérer ridicule l'application aux humains de la lutte reproductive, tant la compétition des mâles rivalisant pour des femelles était un phénomène répandu dans le monde animal ».

L'histoire que raconte Chagnon ne se contente pas d'agacer la « biophobie » de ses collègues. Étayée des données ethnographiques parmi les plus précises jamais produites, elle a le malheur de dynamiter le mythe du « bon sauvage ». En plus d'avoir des conditions de vie largement en deçà de la « précarité » – « Nous avons tous fait du camping, mais imaginez les conséquences hygiéniques d'un camping de trois ans au même endroit avec deux cents congénères sans égouts, eau courante ni collecte des déchets, et vous aurez une petite idée de la vie quotidienne chez les Yanomamö. Et de la vie telle qu'elle était durant une bonne partie de l'histoire humaine » – Chagnon observe combien les Yanomamö ne vivent absolument pas en symbiose édénique avec leur environnement qu'ils saccagent dès qu'ils en ont l'occasion, soit grosso modo quand ils ne sont pas trop occupés à sniffer des plantes hallucinogènes ou à tuer des enfants – ceux de leurs rivaux en priorité, mais parfois les leurs. Pour fignoler la cible qu'il a dans le dos, Chagnon atteste que les hommes les plus violents – les unokais, statut honorifique accordé aux tueurs – se reproduisent davantage que les autres. La violence ne serait donc pas qu'un phénomène « socialement construit ».

L'histoire de Chagnon est aussi celle d'un tempérament. Sarah Blaffer Hrdy me parle de son « Nap » comme d' « un homme chaleureux et bon enfant avec un formidable sens de l'humour », mais qui avait aussi « une personnalité que l'on pourrait qualifier de “teigneuse”. Il aimait provoquer les gens ». Pour Machak, c'est le caractère d'un gosse obligé de « faire ses preuves » parce que né à une sale époque et d'un homme aux valeurs profondément libérales qui, coupé du monde moderne au moment de sa « révolution culturelle », n'en rattrapera jamais les codes. Dreger a une jolie formule en parlant de « sa surdité politique – son incapacité (ou sa réluctance constitutive) à chanter juste ». Son autre gros problème ? Son obstination à croire sa dévotion envers la méthode scientifique suffisante pour lui garantir le salut.

À l'heure où Chagnon pense naïvement se ranger des controverses en prenant sa retraite, l'ouvrage d'un dénommé Patrick Tierney est annoncé. L'homme, aujourd'hui volatilisé, se présentait comme un « journaliste anthropologue », mais Dreger le soupçonne d'avoir été « une marionnette » en « service commandé » de Terence Turner et Leslie Sponsel, deux adversaires de Chagnon. Dans son livre – et son article du New Yorker qui fera le tour du monde – Tierney livre une litanie d'accusations aussi mensongères que dévastatrices contre Chagnon et le généticien James V. Neel, son ami et collaborateur en Amazonie mort d'un cancer quelques mois auparavant. Florilège : dans le cadre d'expériences « eugénistes » et « fascistoïdes », Chagnon et Neel ont utilisé un vaccin contre la rougeole qu'ils savaient défectueux et qui fera des centaines de morts parmi les Yanomamö ; Chagnon en a payé d'autres pour qu'ils s’entre-tuent face caméra ; il adorait jeter ses bergers allemands sur les gens et tirer en l'air pour intimider son monde ; la plupart de ses données sur les avantages adaptatifs de la violence sont bidonnées ; il admire le sénateur Joseph McCarthy et sa chasse aux communistes.

À la veille de la publication, Turner et Sponsel envoient une lettre d' « alerte » à l'American Anthropological Association (AAA) où ils comparent Chagnon à Mengele. Sans même l'ouvrir, l'AAA diligente une commission d'enquête. La manœuvre provoque l'ire de nombreux chercheurs qui démissionnent sur-le-champ de l'AAA. Parmi eux, Raymond Hames, qui recommande cependant Blaffer Hrdy. Elle refusera l'invitation, démissionnera elle aussi et, près de vingt ans plus tard, son souvenir de cet assassinat en règle est encore vif. « J'ai lu les directives de la commission » m'écrit-elle, « et j'ai réalisé qu'il s'agissait d'un coup monté, que la conclusion ne pouvait être que “coupable”. Le problème, c'est que dans les années 1960, lorsque Nap était parti pour la première fois étudier les Yanomamö, il pensait s'être engagé à faire de la recherche scientifique. Au fil de sa carrière, les “règles” ont changé, une transformation qui peut se résumer en ce qu'un détracteur de Chagnon proclamait à l'époque et que je n'ai jamais oublié : “On ne fait pas de la science, on fait le bien.” […] Alors si le but de la commission était de savoir si Chagnon avait ou non œuvré à aider les Yanomamö, la seule réponse honnête allait forcément être “Non, il était là pour faire des recherches". Je ne voulais pas participer à cette mascarade ».

En 2002, juste avant que la commission ne rende un rapport mi-chèvre mi-chou – Chagnon y est exonéré des charges les plus graves, tout en étant rappelé à l'ordre pour des manquements éthiques anachroniques – Blaffer Hrdy reçoit un étrange courrier de la part de Jane Hill, sa directrice : « Détruisez ce message. Le livre n'est qu'un tas de fumier (nous utiliserons des mots plus ripolinés dans notre rapport, mais nous sommes tous d'accord là-dessus). Je pense néanmoins que l'AAA devait faire quelque-chose, parce que je suis persuadée que les travaux des anthropologues auprès des peuples indigènes en Amérique latine [...] et leur avenir ont été gravement remis en question par ces accusations. Le silence de l'AAA aurait été interprété comme un acte d'approbation ou de lâcheté. La postérité jugera du bien-fondé de cette décision ».

À la fin de son autobiographie, Chagnon s'excuse pour le ton de plus en plus « déprimant » pris par son écriture, accablé qu'il était par « la puanteur persistante » laissé par « l'explosion dans la presse nationale et internationale d'un extraordinaire scandale ». Il venait pourtant d'être élu à l'Académie des sciences américaine, distinction comparable à un Prix Nobel, mais il préférait lister tout ce dont la cabale l'avait privé. « Je n'ai pas beaucoup voyagé, pas beaucoup pêché, je n'ai pas chassé la grouse et le faisan avec mes chiens, je n'ai pas été à beaucoup de concerts, pas lu beaucoup de romans pour le plaisir et je n'ai pas passé davantage de temps avec ma famille ». L'histoire d'un temps pour toujours perdu et d'un génie qui, s'il n'avait pas dû attendre la mort pour être réhabilité, n'en avait pas moins été broyé.


Article paru dans Causeur n°74

dimanche 8 décembre 2019

Chronique "Peggy la science", in Causeur n°73 (novembre 2019)

Crabe à la carte

Tous les animaux sont capables d'apprendre mais la complexité de l'apprentissage spatial n'est pas donnée à tout le monde. Comme son nom l'indique, l'apprentissage spatial désigne le processus grâce auquel un organisme arrive à se repérer dans un endroit donné et à adapter son comportement en fonction des informations mémorisées. Jusqu'à présent, cette aptitude n'avait été démontrée que chez les vertébrés et quelques insectes – les fourmis et les abeilles sont parmi les bestioles les plus spatialement futées, c'est-à-dire flexibles, de la planète. Du côté de leurs cousins crustacés, les données se font plus rares. Que les crustacés possèdent significativement moins de neurones que les insectes – un cerveau d'écrevisse renferme grosso modo 90.000 neurones, contre plus d'un million chez l'abeille – pourrait prédire quelque difficulté en la matière. Mais en fait non : les crustacés décapodes manifestent une belle sophistication cognitive et parviennent à intégrer un itinéraire ou à naviguer dans un lieu inconnu. D'où l'idée d'une équipe de chercheurs en biologie marine : prendre une douzaine de crabes enragés (c'est le nom de l'espèce, pas de leur maladie) pour voir s'ils arrivaient à se débrouiller dans un labyrinthe débouchant sur une récompense – une moule – et à se rappeler l'itinéraire quatre semaines plus tard. Pour parvenir au bout du labyrinthe et pendant une heure maximum, les crabes devaient effectuer cinq changements de direction et risquaient à trois reprises le cul-de-sac. Ce qui n'est pas rien, qu'on possède ou non une cervelle de crabe. En quatre semaines, à raison d'un essai par semaine, les chercheurs ont observé un progrès constant de leurs cobayes à pinces. Au bout de trois semaines, les crabes trouvaient la sortie à tous les coups, arrivaient même à la moule de plus en plus vite et, plus important encore, prenaient la mauvaise direction bien moins souvent. Deux semaines plus tard, les scientifiques allaient complexifier l'exercice : plus aucune moule n'attendait les crustacés ! Pas de panique, tout ce petit monde a relevé le défi en moins de 8 minutes.


Dans certaines régions du Ghana, lorsque quelqu'un se suicide, on sort son cadavre par la fenêtre ou par un trou creusé spécialement dans un mur pour préserver la maison du mauvais œil. Si le suicidé s'est pendu à un arbre, il doit être abattu et brûlé. Aux États-Unis, une chambre d'hôtel de luxe est dévaluée aux yeux de potentiels clients si quelqu'un s'y est donné la mort. Selon Jesse Bering et ses collègues, les tabous stigmatisant le suicide dans le monde entier sont renforcés par un biais cognitif : l'essentialisme psychologique. Soit l'idée que les parties d'un tout posséderaient une nature interne, invisible, une essence qui leur donnerait une identité fixe et dicterait leurs comportements. L'essentialisme psychologique va souvent de pair avec la contamination symbolique, soit la croyance qu'il suffit à deux objets (ou entités) de se retrouver en présence l'un de l'autre pour échanger des propriétés de manière irrémédiable. Croire qu'un suicidé est forcément une mauvaise personne relève de l'essentialisme psychologique. Ne pas vouloir dormir dans son lit, c'est de la contamination symbolique. Est-il possible que ces croyances nous polluent la tête même lorsque notre vie est en danger ? Selon l'étude de Bering et al., la réponse est peut-être bien que oui. Lorsqu'on demande à des gens de s'imaginer en attente d'une greffe de cœur, ils sont bien plus rétifs à l'accepter s'il provient d'un suicidé que d'une personne victime d'un accident ou d'un homicide. Les chercheurs font cependant remarquer que le cœur n'est pas n'importe quel organe – dans bien des cultures qui y situent le siège de l'âme, il véhicule son propre essentialisme psychologique, le cardiopsychisme. Leurs résultats ont donc toutes les chances d'être moins inquiétants dans un véritable contexte clinique. Sans compter que les suicidés font de toutes façons de très mauvaises fermes à greffons : leurs cadavres sont souvent retrouvés trop tard pour que leurs organes aient encore une quelconque utilité.

À bon macaque bon rat 

On le sait, il y a de l'huile de palme partout. On le sait aussi, le palmier à huile ne fait pas que du bien aux écosystèmes des pays tropicaux qui le cultivent, notamment à cause des vilains produits servant à protéger les plantations des ravageurs. Parmi eux, le rat, responsable à lui tout seul de 10% de perte chaque année. Parce qu'il adore boulotter du palmier, le macaque à queue de cochon traîne aussi une sale réputation dans les plantations de Malaisie, mais les recherches d'Anna Holzner et de ses collègues, de l'Institut Max Planck d'anthropologie évolutionnaire de Leipzig, pourraient la dissiper. Non seulement ces singes représentent une nuisance très marginale pour les palmiers – un clan va s'envoyer seulement 0,56% des fruits cultivés sur son territoire –, mais leur appétence pour les rats la compense très largement. Selon les calculs de Holzer et al., un groupe de macaques peut grignoter jusqu'à 3.000 rats par an, soit une belle réduction de 75% de ces ravageurs, et faire passer les dégâts causés par les rongeurs de 10% à 3%. Le gain équivaut au rendement de 406.000 hectares ou 650.000 dollars sonnants et trébuchants. Une découverte qui n'a pas été sans stupéfier les scientifiques, vu qu'ils pensaient le régime du macaque essentiellement frugivore, avec peut-être quelques incartades carnées vers des lézards ou des petits piafs. L'un dans l'autre, l'étude a tout d'une bonne nouvelle pour les primates, qu'ils soient à queue de cochon, cultivateurs ou militants écologistes : en collaboration avec des ONG et des entreprises huilières, les chercheurs œuvrent désormais à concevoir de plantations durables où les populations de macaques seront préservées et patrouilleront comme raticides à poils. Une stratégie gagnant-gagnant pour la biodiversité comme pour l'agro-industrie. 

Chronique "Peggy la Science", in Causeur n°72 (octobre 2019)

Téléphone caleçon

Aux jeux des amours et des hasards contemporains, c'est une question qui se pose : mais au fait, pourquoi des hommes se photographient-ils les bas morceaux avant d'intégrer ces images à leurs correspondances galantes ? Selon un sondage YouGov de 2017, du côté des émetteurs, le phénomène des dick-pics (« photos de bite », dans la langue de Molière) concernerait 27% des hommes de 19 à 39 ans et, du côté des destinataires, 53% de leurs homologues féminines. Si on y réfléchit trois secondes, il ne s'agit que la métamorphose ultra-moderne d'une très vieille habitude tant, depuis que le monde est monde, le phallus et l'imagerie phallique symbolisent à la fois la masculinité triomphante et nombre de ses annexes thématiques comme la puissance, la virilité, la force et même le statut social. Par exemple, chez les Bororos du Brésil, étudiés notamment par Lévi-Strauss, plus votre étui pénien est long, plus vous êtes de la haute. Des graffitis offerts à la postérité par des soldats romains sur le mur d'Hadrien aux zizis gribouillés à la hâte et aux quatre coins de la planète sur des tables d'écoliers ou des cloisons de lieux d'aisance, l'obsession pour l'organe masculin ne date pas d'hier et n'est sans doute pas près de nous abandonner demain. Ce qui ne répond toujours pas à la question : en plus d'en avoir la possibilité technologique, pourquoi les hommes sont-ils si friands de selfies génitaux ? Pour le savoir, cinq psychologues œuvrant au Canada et aux États-Unis se sont retroussé les manches et ont conçu, excusez du peu, la première étude de l'histoire de la science à analyser, données empiriques à l'appui, les raisons et les traits de personnalité des envoyeurs de ces autoportraits très intimes. Grâce à leur échantillon de 1087 hommes hétérosexuels, où une bonne moitié étaient familiers de la pratique, les chercheurs ont pu déterminer que la motivation numéro un de ces messieurs traduisait un « état d'esprit transactionnel ». En d'autres termes, que s'ils montraient leurs parties, c'est parce qu'ils voulaient que leurs correspondantes leur rendent la monnaie de leur pièce et leur montrent les leurs, le tout non pas pour les humilier, les rabaisser, leur faire peur ou encore les oppresser, mais tout simplement pour pimenter l'ambiance et passer le plus vite possible du virtuel au réel. Malheureusement, si cela part d'un bon sentiment, l'astuce est loin de marcher à tous les coups. Pourquoi ? Parce qu'hommes et femmes n'ont, en moyenne, pas les mêmes critères en ce qui concerne leurs stimuli sexuels, les femmes étant aussi dégoûtées par l'obscénité que les hommes sont titillés par des images crues. « Cela ne veut pas dire qu'il faut accepter aveuglément ce type d'activité », tient à préciser Cory L. Pedersen, l'auteur principal de l'étude et directeur du laboratoire de recherches en sexologie scientifique ORGASM de l'université polytechnique de Kwantlen (Canada). Selon Pedersen, interrogé par Eric W. Dolan de PsyPost, ces travaux ne justifient pas non plus l'impunité des hommes envoyant de manière non sollicitée de telles images, car cela « viole le consentement ». Par contre, s'il y a quelque chose à retenir de son étude, c'est que « sans la science pour guider notre compréhension de nos comportements, nous avons toutes les chances de nous tromper sur les intentions des individus ». Comme le fait de croire que l'envoi de dick-pics traduirait de la misogynie, du sexisme, de l'hostilité ou encore un tempérament impulsif, colérique ou agressif alors, qu'au pire, elles ne sont que la traduction, là encore, d'un très archaïque et très universel trait humain : la difficulté qu'il y a à se mettre dans la tête d'autrui lorsqu'on veut le mettre dans son lit.

Mixité bien ordonnée

À l'heure où Marlène Schiappa, notre Secrétaire d'État chargée de l'égalité femmes-hommes et de la lutte contre les discriminations, travaille d'arrache-pied à augmenter la présence du beau sexe dans les emplois et secteurs professionnels les plus prestigieux, une étude sur la manière dont hommes et femmes ne collaborent pas de la même manière avec leurs congénères selon qu'ils évoluent dans un groupe mixte ou unisexe devrait être d'urgence versée à ses dossiers. Dans cette recherche, menée en Russie et rassemblant quinze expériences et 180 volontaires (dont 77 femmes), Anastasia Peshkovskaya, Tatiana Babkina et Mikhail Myagkovn, chercheurs en sciences cognitives et en mathématiques appliquées, montrent que la coopération est meilleure dans les groupes mixtes et masculins et moins bonne dans les groupes exclusivement féminins, où la défiance et la compétition sont bien plus accentuées et les échanges plus difficiles. De fait, lorsqu'elles ont affaire à leurs semblables, les femmes ont plus de chance de recourir à des stratégies de type « œil pour œil, dent pour dent », à faire preuve de bien moins d'indulgence en cas de trahison et à encourager des punitions plus sévères en cas de transgression des règles.

L'effet dit de la « dernière tournée », conceptualisé en 1979 par le psychologue social James W. Pennebaker et ses collègues, statue que plus l'heure de fermeture du bar approche, plus vous aurez de chances d'y trouver quelqu'un à votre goût pour le ramener chez vous. Ce qui signifie, basiquement, que moins nous avons d'opportunités de choix, plus nous nous décidons vite et moins nous faisons la fine bouche. Quarante ans plus tard, une équipe dirigée par l'anthropologue Helen Fisher a voulu savoir si ce qui s'observait sur un laps de temps relativement court pouvait s'appliquer à l'échelle d'une vie. En l'espèce : est-ce que les femmes ont tendance à davantage sauter sur tout ce qui bouge lorsqu'elles approchent de la ménopause, alors qu'elles étaient plus précautionneuses et sélectives lorsque leurs ovocytes étaient plus frais ? La réponse est oui, avec un constat sans appel : seule la prise de décision sexuelle est accélérée, tout le reste de l'activité libidinale restant inchangée.

Chronique "Peggy la Science", in Causeur n°71 (septembre 2019)

Le pire n'est jamais certain

Comme son nom l'indique, le trouble anxieux généralisé (TAG) se caractérise par la peur de tout et de n'importe quoi, un sentiment d'angoisse diffus qui ne vous quitte pas, des soucis excessifs, la conviction que le pire est toujours sûr et que tout tournera forcément mal. Véritable et très handicapante maladie qui ne se résume pas au seul fait d'avoir une mère ashkénaze, sa thérapie cognitive de choix consiste, avec l'aide d'un professionnel en santé mentale, à considérer ses angoisses comme des hypothèses et à voir si la vie les confirme ou non. Sauf qu'à l'instar des paranoïaques qui ne sont pas forcément dénués d'ennemis, on peut parfaitement envisager que les angoisses des anxieux ne soient pas toujours ni automatiquement irrationnelles. Deux chercheurs en psychologie clinique affiliés à l'université de Pennsylvanie (États-Unis) viennent de se pencher sur la question – à quelle fréquence ces préoccupations sont-elles fondées ? Leur réponse et bonne nouvelle : quasi jamais. Dans leur étude, 28 patients atteints de trouble anxieux généralisé devaient, tous les jours et plusieurs fois par jour (on le leur rappelait par SMS) noter le plus précisément possible toutes les angoisses qui leur passaient par la tête. Ensuite, pendant un mois, ils étaient invités à les surveiller et à dire aux chercheurs si elles finissaient par se réaliser. Bien sûr, l'expérience s'est focalisée sur des soucis réalisables le temps de l'exercice – donc oui pour « je vais louper mon examen demain », mais non pour « je vais mourir d'un cancer » ou « les nazis vont revenir ». En moyenne, les participants ont signalé entre trois et quatre soucis testables par jour. Résultat ? 91,4% des angoisses n'ont donné aucune suite et sur les 8,6% restants, les choses ont été moins pires que prévu dans un cas sur trois. Pour environ un participant sur quatre, aucune angoisse ne s'est jamais réalisée durant l'expérience. L'étude confirme par ailleurs le bien-fondé de la thérapie cognitive de l'anxiété généralisée : le fait de se concentrer sur ses soucis et de surveiller leur potentielle concrétisation se traduit par une amélioration notable de son état. À l'inverse, les quelques patients qui ont vu leurs préoccupations se réaliser étaient en moins bonne forme à la fin qu'au début de l'expérience. On touche ici du doigt la fonction adaptative de l'anxiété : nous dire de faire attention aux dangers. Et comme les détecteurs de fumée, c'est beaucoup moins grave s'ils se déclenchent trop que pas assez.

Vieux mythos

Quelle est la meilleure technique pour vivre centenaire ? Le régime crétois ? Faire dix-mille pas par jour ? Avoir un chien, un chat, ne pas fumer et limiter la viande rouge ? Selon l'état actuel des recherches, les records de longévité des fameuses « zones bleues », ces régions du monde où l'espérance de vie est significativement supérieure à la moyenne des mortels, sont principalement dus à la génétique, à une alimentation riche en légumes et à un épais tissu social. Mais selon Saul Justin Newman, facétieux chercheur en sciences des données affilié à l'université nationale australienne, il y aurait un autre facteur à prendre en compte : le bidonnage. Dans une étude en attente de publication, il montre en effet que l'arrivée de certificats de naissance aux États-Unis s'est soldé par une chute de 69 à 82% du nombre de centenaires. De même, les zones bleues parmi les plus célèbres comme la Sardaigne ou les îles d'Okinawa, au Japon, se caractérisent par un faible niveau de vie, un taux d'alphabétisation au ras des pâquerettes, une criminalité en roue libre et une espérance de vie inférieure aux diverses moyennes nationales. Ce qui fait dire à Newman que « la pauvreté relative et une courte espérance de vie constituent des prédicteurs inattendus d'un statut de centenaire et supercentenaire, et étayent le rôle primordial de la fraude et de l'erreur dans la survenue de records de longévité ». Jeanne Calment, qu'un généalogiste russe dit avoir falsifié le certificat de naissance de sa mère pour frauder les assurances et le trésor public, pourrait s'en retourner dans sa tombe.

Qui ne pine pas dort

Certains souvenirs durent toute une vie, d'autres s'effacent en un quart de seconde. Il semblerait qu'il y ait un lien avec le sommeil. Plusieurs études menées sur des rongeurs montrent en effet que les circuits neuronaux actifs pendant l'apprentissage se « rallument » lorsqu'ils dorment. Ce processus semblable à notre sommeil paradoxal pourrait renforcer la mémoire en transférant l'information dans des zones de stockage à long terme. Mais la cervelle mammifère étant ce qu'elle est – complexe – en décrypter plus avant les mécanismes n'est pas chose facile. D'où l'idée de chercheurs de l'Howard Hughes Medical Institute (États-Unis) de se tourner vers les mouches du vinaigre, sympathique bestiole n'ayant, insigne avantage, que quelques neurones dans sa caboche À l'aide d'outils de génétique moléculaire, Ugur Dag et ses collègues ont analysé comment le sommeil jouait sur l'apprentissage de la mouche en général et, en particulier, sur son apprentissage de la séduction. De fait, chez l'insecte, les femelles ont tendance à ne plus vouloir batifoler lorsqu'elles ont déjà été honorées et les mâles ont donc tout intérêt à apprendre quelles belles approcher et lesquelles autres ignorer s'ils ne veulent pas perdre leur temps (qu'ils n'ont pas à foison, car même sans acte de naissance en bonne et due forme, la mouche du vinaigre meurt vite). En moyenne, le souvenir d'un râteau dure une journée chez monsieur mouche. Ce que Dag et al. ont observé, c'est que les mâles qui s'étaient pris plusieurs vestes passaient plus de temps à roupiller. En outre, si les sadiques scientifiques les privaient de sommeil, les mouches n'apprenaient pas de leurs erreurs. Le tout ayant à voir avec les neurones sécréteurs de dopamine, contrôlant à la fois le sommeil et le stockage des souvenirs à long terme.

Chronique "Peggy la Science", in Causeur n°70 (été 2019)


Evolution, piège à cons

C'est un paradoxe du comportement humain dans les sociétés industrielles : en tendance, un statut socio-économique élevé y est négativement associé au succès reproductif. En d'autres termes et à la louche, les riches font moins d'enfants que les pauvres. Un phénomène des plus perturbants lorsqu'on a Darwin en tête, car en toute bonne logique évolutionnaire, en avoir dans les poches (surtout lorsqu'on est un homme) augmente à la fois vos chances auprès de ces dames et votre capacité à sustenter les besoins (forts gourmands) d'une descendance. Une tripotée d'études montrent d'ailleurs qu'il en est ainsi dans les sociétés pré-industrielles peuplant la littérature anthropologique et ethnologique – quelques cadors se partagent la part du lion de la procréation, tandis qu'une foule de miséreux meurent sans avoir eu l'heur de transmettre leurs gènes aux générations futures. Mais dès que la modernité pointe le bout de son nez, la corrélation semble s'inverser, tant et si bien que des esprits chagrins y ont vu un gros indice du fléchissement des lois de la sélection naturelle dans nos cervelles contemporaines, voire un sacré caillou dans la chaussure des sciences darwiniennes du comportement.


Sauf qu'il semblerait que cette inversion des courbes ne soit en réalité qu'une illusion générée par des études mal fagotées, comme l'avancent des chercheurs affiliés notamment à l'université de Stockholm et à l'Institut Max Planck de démographie. Le QI étant lourdement associé au statut social, Martin Kolk et Kieron Barclay ont eu la riche idée d'analyser les liens entre fertilité et aptitude cognitive générale. Pour ne pas bouder leur plaisir, ils ont pondu l'étude la plus solide à ce jour en passant à la moulinette statistique les données de 779.146 hommes (soit tous les Suédois nés entre 1951 et 1967, merci les registres du service militaire) dont la prolificité a été surveillée jusqu'à leurs 50 ans bien tapés (une limite standard de la fenêtre reproductive masculine). Que trouve-t-on dans ce bijou méthodologique ? Que par rapport aux individus dans la moyenne (QI à 100), le groupe le moins doté en intelligence (QI < 76) a 0,56 enfant en moins, tandis que les plus cognitivement privilégiés (QI > 126) en ont 0,09 de plus. La différence pourrait sembler faible, mais elle est largement suffisante pour que les effets cumulés de cette reproduction différentielle se fassent sentir à l'échelle historique d'une population. Et même sans élargir autant la focale, le phénomène est palpable : dans la cohorte examinée par les scientifiques, les hommes à très petit QI ont bien plus de risque de mourir sans descendance (ou de faire tout au plus un seul enfant) par rapport aux gros QI, qui laissent fréquemment derrière eux deux ou trois héritiers. Au passage, que ceux qui flipperaient de voir l'idiocratie advenir après-demain se rassurent, le lien positif entre la reproduction de ces messieurs et leur intelligence semble toujours exister, comme ce fut le cas pendant les centaines de milliers de générations qui nous ont précédés et qui nous ont permis de devenir le singe relativement débonnaire que nous sommes aujourd'hui.

Pour Michel Raymond, directeur de recherche au CNRS et responsable de l'équipe Biologie Évolutive Humaine au sein de l'Institut des Sciences de l'évolution de l'université de Montpellier, une telle sélection différentielle pour les capacités cognitives – au cours de notre histoire évolutive, les gènes des forts en thème ont mieux perduré que ceux des corniauds – explique le « gros organe cognitif » que contient notre « grosse tête », surtout si on la compare aux « primates dont nous sommes les cousins ».

Reste qu'on touche ici un autre paradoxe : toute mirifique qu'elle soit, notre cervelle a encore du mal à comprendre les mécanismes dont elle est le fruit. Raymond y voit principalement deux raisons. La première relève d'une « habitude de baigner dans le dualisme pénétrant les nombreuses facettes de notre culture » avec une « séparation de l'esprit et du corps [qui] tend à prêter à la cognition des propriétés que la science ignore ». Ici, le monde magique de Harry Potter est un cas d'école où l'on trouve d'ailleurs la seconde raison de l'ascension poussive du darwinisme vers notre cervelle : les propriétés cognitives extra-normales ne sont que très rarement associées à la fertilité dans nos productions culturelles les plus populaires et les plus influentes. Sauf que si une meilleure capacité cognitive ne conduit pas à laisser davantage de descendants dans la nature, comment une cognition aussi complexe que la nôtre aurait-elle pu évoluer ?

« Non seulement les enjeux reproductifs ne sont pas expliqués à l'écolier pour mieux comprendre l'Histoire, les agissements des rois et des empereurs, les guerres et les conquêtes, mais la reproduction est aussi absente de l'imaginaire collectif, note Raymond. Ainsi, Dumbledore n'a pas d'enfant, tout comme l'autre très puissant sorcier Voldemort ». Ce qui caractérise aussi Merlin l'enchanteur et bien d'autres personnages de fiction dont les facultés mentales nous émerveillent.

Esprit et corps par défaut séparés, peu ou pas d'exemples de bonus fertile pour l'intelligence qui nous permettraient de saisir l'évolution de nos traits et caractères, « les conditions culturelles ne sont pas propices pour la compréhension intuitive des phénomènes évolutifs relatifs à la psychologie ou la cognition », regrette Raymond. « On sait que le chasseur ne réalise pas un tirage au hasard dans la population des proies : ce sont les animaux ayant un cerveau plus petit qui se retrouvent tendanciellement dans la gibecière. Le chasseur contribue ainsi à modifier la psychologie des proies : par exemple, les plus craintives vis-à-vis de l'homme ont un avantage de survie, et donc de reproduction ».

L'humain n'échappe pas à la règle, même si la règle semble vouloir encore et toujours lui échapper.

Chronique "Peggy la Science" in Causeur n°69 (juin 2019)



A priori, passer une bonne moitié de sa vie sans pouvoir se reproduire ne sert à rien (du moins sur un plan biologique). Tel est pourtant le lot des femelles chez certains animaux, comme dans notre espèce et chez quelques grands mammifères marins comme les orques. Serions-nous des anomalies de la nature ? Que nenni. L'astuce, dictée par la dure loi de la sélection de parentèle, c'est que la fin de la période fertile ne signifie pas forcément l'arrêt complet du destin génétique. En effet, les diverses attentions portées à une progéniture arrivée, elle, à maturité sexuelle, peuvent se traduire par une amélioration de son succès reproducteur individuel tout en s'épargnant les risques inhérents à une reproduction en état de senescence avancée – en partant du principe que vous partagez 50% de votre patrimoine génétique avec vos enfants, mieux vaut qu'ils procréent comme des lapins car vous empocherez 25% supplémentaires à chaque tête de pipe. Cet « effet grand-mère » est avancé pour expliquer l'apparition de la ménopause chez l'humaine qui, à partir d'un certain âge, a davantage à gagner à subvenir à la reproduction de ses enfants et petits-enfants qu'en se fadant elle-même tout le boulot de la gestation et de l'élevage. Jusqu'à présent, le phénomène avait surtout été observé sur des filiations féminines : parce que la reproduction mâle est bien plus incertaine, mieux vaut placer ses billes sur le ventre de ses filles. Mais il semblerait que chez les bonobos, célèbres à la fois pour leurs matriarcats et leur conséquent interventionnisme sexuel, les mères gagnent le gros lot génétique en aidant leurs fils à féconder à tour de bras et ce contrairement aux chimpanzés – leurs très proches cousins plus belliqueux et patriarcaux. Plusieurs stratégies sont mises en œuvre par les mamans bonobos : attirer fiston dans des endroits où pullulent les femelles en chaleur, faire fuir d'éventuels concurrents lorsqu'il a une ouverture et user de son statut social pour lui dégoter les meilleurs partis. Les scientifiques formulent d'ailleurs une hypothèse propre à faire défaillir une féministe orthodoxe : si les bonobos femelles forment de si puissantes coalitions, ce n'est pas parce qu'elles sont de fières amazones ayant déconstruit avant tout le monde la « masculinité toxique », mais parce que cela sert les intérêts reproductifs de leurs fils (et les leurs, par la même occasion). Les chiffres parlent d'eux-mêmes : lorsqu'ils ont maman dans les parages, les bonobos mâles ont jusqu'à trois fois plus de chances que les esseulés de devenir d'heureux papas.


À écouter bien des culturalistes, on en viendrait à croire que les échanges économico-sexuels ne sont que les fruits d'un système de production capitaliste lentement constitué dans notre très oppressive et inégalitaire espèce depuis l'apparition de l'agriculture. Sauf que des chercheurs de l'université de Tel Aviv viennent de tomber sur un gros os pour cette théorie : chez les très mignonnes roussettes d’Égypte, des chauve-souris frugivores, les femelles (ces traînées !) échangent de la nourriture contre du sexe et les mâles pourvoyeurs (ces porcs!) ont ainsi plus de chances de se reproduire que les autres. Heureusement, l'étude ne fait pas que fragiliser l'assise factuelle du féminisme matérialiste, elle permet aussi d'éclaircir le mystère évolutionnaire que peut être le partage alimentaire lorsque que les avantages qu'en retirent les fournisseurs ne sont pas toujours évidents (en dehors des liens de parenté mentionnés précédemment). Les scientifiques parlent parfois de « vol toléré » lorsque que la riposte au pillage de ressources n'est pas rentable pour le floué. À l'inverse, servir ses congénères peut se révéler très avantageux pour le statut social (comme lors du potlatch où ce sont les excès de dépense qui sont les mieux vus) et le succès reproducteur qui lui est généralement attaché. Dans les espèces où les rapports sociaux sont plus ou moins durables, comme les chimpanzés ou les humains, subvenir aux besoins alimentaires de femelles est une stratégie gagnant-gagnant : chez les chasseurs-cueilleurs, il existe une corrélation positive directe entre la générosité d'un individu (en termes de quantité d'aliments offerts au groupe) et le nombre d'enfants qu'il aura. Cet échange « sexe contre nourriture » est donc désormais attesté chez les mammifères volants : les mâles qui se laissent chiper de la nourriture sur leur museau par des femelles voient leurs dons récompensés en tests de paternité positifs.


L’Australie et le Royaume-Uni ont un sacré handicap dans la vie : leurs législations ne leur permettent pas de rémunérer les dons de sperme ni de garantir l'anonymat aux hommes offrant leur précieuse semence à la communauté. Cette valeur n'est pas qu'une figure de style : dans le monde, les banques de sperme constituent une industrie dépassant aujourd'hui les 3 milliards d'euros. Avec l'essor des fécondations in vitro, que ce soit pour des raisons médicales ou sociétales marquant une plus grande tolérance pour les familles monoparentales ou les couples homosexuels, le secteur est promis à une belle croissance. Alors comment faire pour éviter la pénurie de gamètes et inciter aux dons bénévoles ? Selon l'équipe de Laetitia Mimoun, de la Cass Business School de l'université de Londres, jouer sur les archétypes de la masculinité est une excellente stratégie. En l'espèce, son étude montre que les banques de sperme britanniques et australiennes axant leur marketing sur les figures du héros ou chevalier servant sont les plus à même de renflouer leurs stocks. Dans tous les cas, le don de sperme est présenté comme un moyen d'affirmer sa virilité, que ce soit en acceptant un sacrifice (figure du héros, du soldat, etc.) soit en sauvant une vie (comme le font les pompiers ou les secouristes).

D'une mentalité d'assiégé à l'autre – la nécessaire rénovation des « études de genre » ne se résume pas à une querelle de chapelles politiques


Le 3 novembre, Le Point publiait un article intitulé « Études de genre : confessions d'un homme dangereux ». Signé de l'historien canadien Christopher Dummitt, il a été réduit et traduit par mes soins, avant de passer entre les mains des équipes éditoriales du Point, qui se sont occupées de son édition et de sa mise en ligne dans le cadre d'un partenariat, débuté sur mon initiative en septembre 2018, avec le magazine australien Quillette. Christopher Dummitt, professeur associé en études canadiennes à l'université de Trent, y déroule sa « confession d'un socio-constructionniste », pour reprendre le titre choisi dans sa version originale et intégrale.

Le texte de Dummitt suit grosso modo deux lignes directrices. D'une part, le chercheur détaille ses mauvaises pratiques académiques, où l'égotisme, l'idéologie et l'activisme primaient sur la méthode et les données, le tout sans contrôle par des pairs eux-mêmes engagés des travaux hermétiques, endogames et circulaires. De l'autre, il déplore que bon nombre de ses collègues œuvrant dans le champ controversé des « études de genre » fassent toujours un si mauvais travail, avec des conséquences sociales et culturelles de plus en plus problématiques.

S'il est par définition inédit dans sa forme, l'article de Dummitt ne l'est pas dans son fond. L'effort de rénovation de cette partie des sciences sociales aussi lourdement militante qu'elle peut être rationnellement précaire est désormais assez ancien et, parce que la sphère d'influence des « études de genre » s'est considérablement élargie depuis leur venue au monde académique, les échos de ces appels récurrents à leur réforme débordent à intervalles réguliers dans l'espace du débat « profane ». Tel est le contexte de la tribune de Dummitt et si l'auteur fonde principalement son argumentation sur ses propres errements, il se propose aussi comme un « cas-témoin » d'un champ de recherches qui en est coutumier – une extrapolation, soit dit en passant, d'autant plus appuyée dans sa version originale.

La question est importante et loin de se résumer à une controverse d'ordre idéologique. Elle relève aussi (si ce n'est surtout) d'enjeux scientifiques, épistémologiques, culturels et même civilisationnels. Bien des critiques des « études de genre », à l'instar de Dummitt, ciblent ce champ de recherche parce qu'il est si « radical » qu'il va jusqu'à remettre en question l'objectivité de la méthode scientifique elle-même, jugée trahir une « construction sociale » camouflant des rapports de pouvoir, de domination et d'oppression. En d'autres termes, les « études de genre » ne se contentent pas de véhiculer des opinions avec lesquelles tout un chacun peut être ou ne pas être d'accord, elles reposent sur un rapport à la connaissance proprement délirant niant jusqu'à l'existence d'une réalité commune susceptible d'être universellement appréhendée par des outils rationnels. Ce sont des enjeux majeurs.

Malheureusement, depuis une semaine, ils semblent avoir été réduits à l'énième avatar du clivage droite-gauche, avec chaque extrémité du spectre faisant marcher à plein régime sa machine à biais pour plier le texte de Dummitt et le faire rentrer dans leur vision du monde comme dans un lit de Procuste.

Les hostilités ont commencé à droite avec une reprise de l'article au mieux légère, au pire, totalement déformée. Le cas le plus flagrant est celle de Valeurs Actuelles, relayée notamment par la Manif pour tous. Le titre choisi, « “J’ai honte, j’ai tout inventé de A à Z” », fait en effet croire à une citation qui n'est jamais dans le texte, en V.O. comme en V.F. En réalité, Dummitt déclare avoir honte de certaines parties de son livre sur l'histoire de la masculinité au Canada tiré de sa thèse et, du côté de « l'invention de A à Z », elle ne concerne que les liens logiques entre les données historiques issues des archives (étape fondamentale de son travail d’historien où Dummitt se dit « en terrain sûr ») et les interprétations qu'il en donnait, à savoir que la masculinité ne relèverait que d'une pure construction sociale alimentée par des rapports de domination et de pouvoir entre hommes et femmes, sans lien aucun, par exemple, avec des réalités biologiques. Scientifiquement parlant, la faute est déjà suffisamment grosse pour ne pas avoir besoin d'en rajouter. Mais Valeurs Actuelles a jugé bon de charger la mule et de publier des informations erronées, comme le fait que Dummitt serait « un des grands pontes » de « la théorie du genre » (formule qui ne désigne rien de précis) ou encore une « référence mondiale » de son champ de recherche. Ce que Dummitt ne dit, là non plus, jamais dans son texte, en précisant que sa stature de chercheur est relativement modeste, avec une réputation bornée peu ou prou au Canada. D'autres sites, journalistes et commentateurs ont fait cette même erreur, et les réseaux sociaux bruissent depuis de « droitards » n'en pouvant plus de joie d'exhiber « le cas Dummitt » comme une preuve accablante de leurs petites marottes et de leur mentalité d'assiégé.

Rebelote en miroir chez les « gauchistes ».

Le 7 novembre, Libération publiait un article dans sa rubrique CheckNews intitulé « Est-il vrai qu'un des “pères” des études de genre a admis que ce domaine des sciences sociales n'était pas sérieux ? ». Un article, là encore, qui laisse de côté toute la dimension scientifique, culturelle et même civilisationnelle des errements des études de genre exposés par Dummitt et d'autres pour ne se focaliser que sur l'idiotie d'une guéguerre entre méchants de droidroite et gentils de gôgauche.

Signé de Jacques Pezet, son titre reprend une question posée par un internaute à laquelle l'équipe de CheckNews a estimé bon de répondre, comme il est d'usage dans cette rubrique de « vérification de l'info ». Selon la présentation qu'en fait Jacques Pezet sur son compte Twitter, son article a vu le jour parce que « la presse de droite française » aurait voulu « décrédibiliser les études de genre en brandissant le repenti de ce qui semblait être une figure de pointe dans le domaine, qui dénonçait le manque de sérieux de ses pairs, guidés par l'idéologie ».

La « vérification de l'info » de Jacques Pezet cible donc la renommée présumée de Christopher Dummitt et, une fois attestée comme peu ou prou inexistante, le volet de la « décrédibilisation » coule de source : elle n'a pas lieu d'être. La méthode a de quoi laisser songeur tant elle confond erreur conséquente et, ici, inconséquente : que Dummitt soit ou non une « référence » des études de genre n'enlève rien à l'intérêt et à la portée de son exposé. S'il avait eu à « vérifier » le mea culpa d'une ex astrologue dans le Guardian dénonçant la dangerosité de son ancienne pratique, Jacques Pezet aurait-il considéré comme suffisant des messages d'Elizabeth Teissier ou de Françoise Hardy lui disant que Felicity Carter leur était inconnue au bataillon ? C'est pourtant sur une telle « logique » que CheckNews construit son « argumentation » pour laisser entendre que les aveux de Dummitt ne confesseraient rien d'autre qu'une querelle de chapelles politiques.

Une autre « vérification de l'info » aurait pu constater le décalage manifeste entre la source et sa reprise. Le phénomène est certes déplorable, mais des plus courants dans la presse, y compris « de gauche » – ce qui ne le rend pas moins déplorable, nous sommes d'accord. Mais là où je ne suis pas d'accord, c'est lorsqu'on entend amalgamer non seulement la source primaire et ses reprises biaisées et erronées – qu'elles soient du fait de rédactions ou de journalistes s'exprimant à titre privé sur Twitter et que CheckNews a le malheur d'avoir dans le pif – pour y déceler, semble-t-il, les indices d'un grand complot visant à saper les études de genre non pas pour des raisons scientifiques, mais idéologiques. Une nouvelle fois, on ne parle pas du sujet, mais de ses propres marottes et de sa propre mentalité d'assiégé.

Sauf qu'il y a encore plus grave dans l'article de CheckNews et je me limiterai à deux exemples. Le premier est la présentation que fait Jacques Pezet de Quillette – un soi-disant « site réactionnaire qui, sous couvert de liberté d’expression, va laisser le champ libre à un discours académique qui peut être racialiste, xénophobe, antiféministe ou transphobe ». En lien semblant sourcer cette affirmation comme venant du camp « de gauche », CheckNews oriente ses lecteurs vers RationalWiki. Sur ce même site, à la page Mali, on peut lire qu'avant « d'être colonisé par les grenouilles Français, le Mali était le siège d'un grand empire. Le seul truc vraiment cool là-bas, c'est qu'il y a plein de chèvres ». Est-ce là ce que pense « la gauche » du Mali ? Ou faut-il accorder à cette « définition » le même crédit qu'au chapelet d'anathèmes censé caractériser la ligne éditoriale de Quillette ?

Le second est la contextualisation que propose Jacques Pezet des débats sur le manque de scientificité des « études de genre » et de l'exemple qu'il donne des « trois Américains » ayant piégé en octobre 2018 des « revues scientifiques avec des articles canulars pour discréditer les études de genre ». Il commet ici deux erreurs supplémentaires. L'une est inconséquente – les trois auteurs de la série de canulars sont Helen Pluckrose (Britannique) et James Lindsay et Peter Boghossian (Américains) – et l'autre conséquente : le projet dit « Sokal au carré » ne visait pas à « discréditer les études de genre », mais en révéler les pires défaillances et en appeler à réformer en profondeur un champ de recherche parasité et corrompu par l'identitarisme, comme sont parasités et corrompus par cette même « intersecte » les mouvements libéraux de justice sociale parmi les plus essentiels de ces cinquante dernières années. Ce que, depuis la fuite de leur expérience dans la presse et son arrêt prématuré, Pluckrose, Lindsay et Boghossian n'ont cessé de répété en long, en large et en condensé.

Comme l'écrit sur Twitter Christopher Dummitt, « si certains à droite exagèrent mes propos et déforment mes arguments, la gauche les ignore totalement et se focalise sur des attaques ad hominem. Tout ce débat pour savoir qui serait le “père” des études de genre est idiot et sans intérêt. Le vrai problème, c'est que mon travail est conforme aux paramètres de ces disciplines. Et que les erreurs ou les sauts de logique que j'ai commis sont régulièrement commis par d'autres. »

Une autre de ces informations qui n'aura pas été vérifiée par CheckNews. Sans doute parce qu'elle n'avait pas été relayée par « la presse de droite » ?


Version originale de l'article paru dans Le Point le 12 novembre 2019