[Interview réalisée juste avant le confinement et qui n'est pas parue pour cette raison]
1) Peu avant la remise des César, vous avez publié sur Slate une longue interview de Samantha Geimer, victime de Polanski, laquelle dénonce pourtant l'hystérie collective autour de sa personne (Polanski). Son discours semble inaudible (elle se décrit comme "bad victim"), que ce soit aux US comme en France. Comment l'expliquez-vous ?
Je ne me l'explique pas vraiment. Samantha Geimer a tout fait pour être « prise aux sérieux » comme victime de viol : elle avait 13 ans à l'époque, elle a porté plainte dès le lendemain, elle n'est jamais revenue sur sa version des faits, elle n'est pas psychologiquement instable, elle ne s'est pas effondrée... et pourtant elle subit l'une des pires injustices qui soit, celle d'être considérée comme quantité négligeable de sa propre histoire. Premièrement de la part du système judiciaire américain, qui refuse d'abandonner les poursuites contre Polanski comme elle le demande depuis des décennies. Ensuite, de la part de beaucoup de féministes qui lui refusent, là encore, la solidité qu'elle expose en la prenant, à tort, comme une défense des agresseurs sexuels. Comme s'il fallait être à tout jamais démolie par un viol pour être littéralement crédible. J'y vois une inversion des valeurs assez pernicieuse, car en « exigeant » du viol qu'il soit un crime indélébile chez ses victimes, on offre sur un plateau un pouvoir immense aux prédateurs sexuels. Les femmes, comme Geimer, qui se sont relevées de leur viol, pour certaines immédiatement après leur agression, sont bien plus nombreuses qu'on voudrait bien le croire. Elles devraient être montrées en exemple, pas traitées comme des anomalies et des anormales. La résilience et l'anti-fragilité ne devraient pas être jugées comme des « menaces » pour les victimes de violences sexuelles. Au contraire. Je ne sais pas ce qu'il y a de plus émancipateur que d'envoyer ce message à qui a cru jouir de votre anéantissement : non, ça n'a pas marché et tu ne réussiras jamais.
2) Vous-même, mais aussi Claude Askolovitch ou Natasha Polony (par exemple), ont réagi à la tribune de Virginie Despentes. Cette critique plutôt modérée du mélange des genres, et plus largement de la radicalité (en ce qui concerne le féminisme), est presque toujours taxée de "crime de la pensée". La forme de la contestation (à l'image de la tribune de Virginie Despentes) l'emporte-t-elle désormais sur le fond de l'argumentation ?
Nous sommes dans un temps de radicalisation assez générale et qui est loin de ne se limiter qu'au féminisme. En réalité, je pense qu'il touche toutes les grandes idées progressistes à avoir émergé grosso modo ces trois derniers siècles et selon une trajectoire en trois étapes. La première, c'est celle de l'apparition. À ce stade, l'idée est socialement « contre-nature » (comme l'était l'anti-racisme au temps de l'esclavage, par exemple) et rencontre logiquement une très forte et violente opposition dans la population. Ensuite, vient le temps de la diffusion, quand l'idée séduit de plus en plus de monde, jusqu'à gagner sa naturalité culturelle : la monstruosité est désormais chez ceux s'y opposent. Puis vient le temps de la rétractation. L'idée coule de source, elle n'a plus rien de séditieux et les activistes qui ont tout intérêt à ce qu'elle garde son côté frondeur sont obligés de lui trouver des expressions de plus en plus artificielles, dans le mauvais sens du terme, quitte à recommencer à s'aliéner une proportion croissante de la population. Je pense qu'on entre dans cette phase avec le féminisme, ce qui explique l’espèce d'économie de guerre intellectuelle que nous observons aujourd'hui sur ces sujets. Et lorsqu'on en est à creuser ainsi des tranchées, le centre et la modération ont effectivement bien du mal à tenir.
3) L'on a assisté depuis le début de l'affaire à quelques rétropédalages (Darroussin, Claire Denis) à propos de Polanski. Mais globalement les deux camps les plus bruyants (l'un, réactionnaire, plutôt de droite, et l'autre, radical, plutôt de gauche) occupent le terrain. N'y a-t-il plus de place pour une pensée plus complexe, moins manichéenne, voire indécise ? Peut-on parler d'une nouvelle période pour le moins obscurantiste ?
Je ne crois pas que Claire Denis ait rétropédalé. Elle a tout de suite été limpide en disant que remettre un César à Polanski ne lui avait pas posé problème et, il y a quelques jours, elle a confirmé sa lucidité en disant qu'il ne fallait pas y voir un « crachat » à la figure des victimes de violences sexuelles ou que le sexisme n'expliquait probablement pas qu'on n'ait pas voulu d'elle au départ comme « marraine » des espoirs. Elle n'a pas voulu jouer le jeu du pouce vers le haut ou vers le bas, et c'est tout ce qu'on peut souhaiter à une artiste qui, professionnellement, doit savoir tirer parti des ambiguïtés et des nuances de gris. Cela étant dit, oui, je crains que la chasse aux non-alignés à laquelle nous assistons aujourd'hui n'augure pas grand chose de bon. À mes yeux, une bonne société est une société dépolitisée au maximum parce qu'elle a su régler, et donc dépasser, les conflits inter-groupes les plus vénéneux pour construire et renforcer la concorde civile. Une société sainement fonctionnelle est celle qui épargne à ses membres d'avoir à choisir un camp. À l'inverse, les périodes les plus obscurantistes, les plus socialement toxiques de l'histoire humaine l'ont été, notamment, parce que la mentalité d'assiégés de quelques fanatiques a fini par contaminer une part importante de la population persuadée que ce choix, cette polarisation existentielle, était nécessaire à sa survie. Avant que la politique de la terre brûlée afférente à cet état d'esprit fasse son œuvre. Certaines féministes contemporaines carburent malheureusement à l'obsidionalité irrationnelle. Que de plus en plus de médias la véhiculent, soit par conviction, soit par calcul, a tout du poison social.
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