dimanche 8 décembre 2019

Chronique "Peggy la Science", in Causeur n°70 (été 2019)


Evolution, piège à cons

C'est un paradoxe du comportement humain dans les sociétés industrielles : en tendance, un statut socio-économique élevé y est négativement associé au succès reproductif. En d'autres termes et à la louche, les riches font moins d'enfants que les pauvres. Un phénomène des plus perturbants lorsqu'on a Darwin en tête, car en toute bonne logique évolutionnaire, en avoir dans les poches (surtout lorsqu'on est un homme) augmente à la fois vos chances auprès de ces dames et votre capacité à sustenter les besoins (forts gourmands) d'une descendance. Une tripotée d'études montrent d'ailleurs qu'il en est ainsi dans les sociétés pré-industrielles peuplant la littérature anthropologique et ethnologique – quelques cadors se partagent la part du lion de la procréation, tandis qu'une foule de miséreux meurent sans avoir eu l'heur de transmettre leurs gènes aux générations futures. Mais dès que la modernité pointe le bout de son nez, la corrélation semble s'inverser, tant et si bien que des esprits chagrins y ont vu un gros indice du fléchissement des lois de la sélection naturelle dans nos cervelles contemporaines, voire un sacré caillou dans la chaussure des sciences darwiniennes du comportement.


Sauf qu'il semblerait que cette inversion des courbes ne soit en réalité qu'une illusion générée par des études mal fagotées, comme l'avancent des chercheurs affiliés notamment à l'université de Stockholm et à l'Institut Max Planck de démographie. Le QI étant lourdement associé au statut social, Martin Kolk et Kieron Barclay ont eu la riche idée d'analyser les liens entre fertilité et aptitude cognitive générale. Pour ne pas bouder leur plaisir, ils ont pondu l'étude la plus solide à ce jour en passant à la moulinette statistique les données de 779.146 hommes (soit tous les Suédois nés entre 1951 et 1967, merci les registres du service militaire) dont la prolificité a été surveillée jusqu'à leurs 50 ans bien tapés (une limite standard de la fenêtre reproductive masculine). Que trouve-t-on dans ce bijou méthodologique ? Que par rapport aux individus dans la moyenne (QI à 100), le groupe le moins doté en intelligence (QI < 76) a 0,56 enfant en moins, tandis que les plus cognitivement privilégiés (QI > 126) en ont 0,09 de plus. La différence pourrait sembler faible, mais elle est largement suffisante pour que les effets cumulés de cette reproduction différentielle se fassent sentir à l'échelle historique d'une population. Et même sans élargir autant la focale, le phénomène est palpable : dans la cohorte examinée par les scientifiques, les hommes à très petit QI ont bien plus de risque de mourir sans descendance (ou de faire tout au plus un seul enfant) par rapport aux gros QI, qui laissent fréquemment derrière eux deux ou trois héritiers. Au passage, que ceux qui flipperaient de voir l'idiocratie advenir après-demain se rassurent, le lien positif entre la reproduction de ces messieurs et leur intelligence semble toujours exister, comme ce fut le cas pendant les centaines de milliers de générations qui nous ont précédés et qui nous ont permis de devenir le singe relativement débonnaire que nous sommes aujourd'hui.

Pour Michel Raymond, directeur de recherche au CNRS et responsable de l'équipe Biologie Évolutive Humaine au sein de l'Institut des Sciences de l'évolution de l'université de Montpellier, une telle sélection différentielle pour les capacités cognitives – au cours de notre histoire évolutive, les gènes des forts en thème ont mieux perduré que ceux des corniauds – explique le « gros organe cognitif » que contient notre « grosse tête », surtout si on la compare aux « primates dont nous sommes les cousins ».

Reste qu'on touche ici un autre paradoxe : toute mirifique qu'elle soit, notre cervelle a encore du mal à comprendre les mécanismes dont elle est le fruit. Raymond y voit principalement deux raisons. La première relève d'une « habitude de baigner dans le dualisme pénétrant les nombreuses facettes de notre culture » avec une « séparation de l'esprit et du corps [qui] tend à prêter à la cognition des propriétés que la science ignore ». Ici, le monde magique de Harry Potter est un cas d'école où l'on trouve d'ailleurs la seconde raison de l'ascension poussive du darwinisme vers notre cervelle : les propriétés cognitives extra-normales ne sont que très rarement associées à la fertilité dans nos productions culturelles les plus populaires et les plus influentes. Sauf que si une meilleure capacité cognitive ne conduit pas à laisser davantage de descendants dans la nature, comment une cognition aussi complexe que la nôtre aurait-elle pu évoluer ?

« Non seulement les enjeux reproductifs ne sont pas expliqués à l'écolier pour mieux comprendre l'Histoire, les agissements des rois et des empereurs, les guerres et les conquêtes, mais la reproduction est aussi absente de l'imaginaire collectif, note Raymond. Ainsi, Dumbledore n'a pas d'enfant, tout comme l'autre très puissant sorcier Voldemort ». Ce qui caractérise aussi Merlin l'enchanteur et bien d'autres personnages de fiction dont les facultés mentales nous émerveillent.

Esprit et corps par défaut séparés, peu ou pas d'exemples de bonus fertile pour l'intelligence qui nous permettraient de saisir l'évolution de nos traits et caractères, « les conditions culturelles ne sont pas propices pour la compréhension intuitive des phénomènes évolutifs relatifs à la psychologie ou la cognition », regrette Raymond. « On sait que le chasseur ne réalise pas un tirage au hasard dans la population des proies : ce sont les animaux ayant un cerveau plus petit qui se retrouvent tendanciellement dans la gibecière. Le chasseur contribue ainsi à modifier la psychologie des proies : par exemple, les plus craintives vis-à-vis de l'homme ont un avantage de survie, et donc de reproduction ».

L'humain n'échappe pas à la règle, même si la règle semble vouloir encore et toujours lui échapper.

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