L'histoire plaît aux autodidactes :
parce que l'institution académique ne fait rien qu'à étouffer les
vrais talents et promouvoir les demi-habiles, les conformistes et les
cireurs de pompes, la science avance sans elle. En annexe de cette
fable, il y a la figure du génie broyé de son vivant par des
coteries de médiocres mais qui, une fois mort, se voit réhabilité
au centuple. Comme s'il adressait son plus beau doigt à la postérité
et nous incitait à l'optimisme – vous verrez, la vérité finit
toujours par triompher.
C'est l'histoire que raconte le majeur
de Galilée, relique païenne trônant au musée d'histoire des
sciences de Florence des siècles après le procès, l'abjuration de
« l’hérésie copernicienne », la prison à vie commuée en
assignation à résidence et la mort interdite de pierre tombale.
C'est le symbole autour duquel Alice Dreger, historienne des
sciences, construit son Galileo's middle finger,
catalogue de cabales académiques fomentées au nom d'une de nos
religions contemporaines – la « justice sociale » et
son orthodoxie identitariste de gauche. L'anthropologue Napoléon
Chagnon, mort le 21 septembre, y occupe une place centrale.
Parce qu'il voulait suivre la
« nouvelle synthèse » sociobiologique et souleva, comme
il le résume dans son autobiographie,
« la possibilité anthropologiquement désagréable que la
nature humaine soit elle aussi animée par une biologie produite par
l'évolution », Chagnon fut la victime d'une des pires chasses
aux sorcières scientifiques de ces quarante dernières années. Le
paroxysme, comme l'écrit Dreger, « de ce qui se passe lorsque les
cœurs en viennent à tellement saigner que les cerveaux ne sont plus
correctement oxygénés ».
Il y a deux ans, en découvrant Dreger
à un moment où j'étais moi-même la cible d'une telle hémorragie
en miniature, j'ai ressenti une étrange émotion. Un mélange de
terreur et de réconfort. La terreur, parce que son inventaire
ordonne d'abandonner tout espérance : même au sein du bastion
censément le plus rationnel qui soit, nos cervelles de macaques à
peine mutés boivent les rumeurs comme du petit lait et font la fine
bouche dès qu'il s'agit d'en vérifier les fondements. Le réconfort,
parce que je comprenais que je n'étais ni seule, ni anormale, ni
même crypto-nazie comme je commençais (presque) à le croire à
force de le voir répété. J'avais seulement travaillé avec ou sur
des scientifiques « coupables » d'avoir poursuivi des
idées aussi passionnantes qu'impopulaires et subséquemment
« punis » de leur tarabustage de vaches sacrées par des
menaces de mort, des semaines passées sous protection policière,
des vies personnelles sabotées et de la santé ruinée. En lisant
Dreger, j'ai aussi pleinement saisi le conseil que Chagnon m'avait
donné une quinzaine d'années plus tôt.
À l'époque, je projetais une
réorientation vers des recherches de terrain intégrant
anthropologie et biologie. Chagnon était mon fanal. Comme des
millions d'autres lecteurs, j'avais été subjuguée par sa
monographie sur les Yanomamö, le « peuple féroce » du
mythique bassin de l'Orénoque. En mal de ressources
bibliographiques, je lui avais aussi écrit pour savoir « Comment
faire pour devenir vous ? ». Il allait me donner les
références, tout en me dissuadant de continuer dans sa voie : « Tu
as vu ce qu'ils m'ont fait ? Alors que je suis une sommité ?
Toi tu n'es même pas encore née que tu es déjà morte. Barre-toi
du monde académique le plus vite possible ». Notre bref
échange s'arrêta là. Je savais vaguement qu'un livre très
critique à son égard venait de sortir. Je sais aujourd'hui que je
ne connaissais même pas le quart de son histoire, celle de la
sommité qui se fait accuser de génocide par un faussaire que ses
pairs décident de prendre au sérieux pour vider des années de
querelles.
Comme me le fait remarquer sa
petite-fille, la cinéaste Caitlin Machak, le calvaire de Chagnon
s'éclaire d'autant mieux qu'on y voit « une histoire de
surdoué » parti de rien et qui n'a pas son pareil pour
susciter les jalousies. Né en 1938 à Port Austin, au Michigan, dans
une famille miséreuse d'origine franco-canadienne de douze enfants –
son prénom impérial lui vient de son grand-père, un de ses frères
écopera de « Verdun » –, Chagnon entre à l'université
grâce au peu d'argent que son père avait réussi à économiser sur
sa pension de G.I. et ses petits boulots. S'il débute des études
orientées vers la physique et l'ingénierie, en travaillant à côté
comme ambulancier ou arpenteur-géomètre, les quelques heures que
son cursus réserve aux sciences humaines le font « tomber
amoureux » de l'anthropologie. Il se décide pour une carrière
consacrée à l'étude de peuples « vraiment primitifs »,
qu'il mènera à l'université du Michigan, Penn State, Northwestern,
l'université de Californie à Santa Barbara et l'université du
Missouri. En 1964, le doctorant Chagnon s'envole pour la jungle
vénézuélienne et un premier séjour de recherche qui inaugure une
série d'une petite trentaine en trente ans. Lorsqu'il est titularisé
à l'université du Michigan, Chagnon a 27 ans. Son étude des
Yanomamö ouvre quant à elle une fenêtre sur l'histoire de humanité
vieille de dizaines de milliers d'années.
À l'instar de Marx, Chagnon montre que
l'histoire des peuples est bien l'histoire des guerres, sauf que ses
données contredisent un axiome du matérialisme historique :
les Yanomamö ne se tapent pas dessus pour des choses, mais pour des
femmes. « Dans les années 1960, la théorie anthropologique la
plus scientifique affirmait que les membres des tribus, tout comme
ceux des nations industrialisées, ne se battaient que pour des
ressources matérielles rares – nourriture, pétrole, terres,
approvisionnement en eau [...]. Pour un anthropologue, laisser
entendre que les conflits avaient quelque chose à voir avec les
femmes, c'est-à-dire la compétition sexuelle et reproductive,
équivalait à un blasphème ou, au mieux, à une absurdité. [...]
D'un autre côté, aux yeux des biologistes, une telle observation
n'avait non seulement rien de surprenant, mais elle était
parfaitement normale pour une espèce à reproduction sexuée. Ce qui
les étonnait, c'était que les anthropologues pussent considérer
ridicule l'application aux humains de la lutte reproductive, tant la
compétition des mâles rivalisant pour des femelles était un
phénomène répandu dans le monde animal ».
L'histoire que raconte Chagnon ne se
contente pas d'agacer la « biophobie » de ses collègues.
Étayée des données ethnographiques parmi les plus précises jamais
produites, elle a le malheur de dynamiter le mythe du « bon
sauvage ». En plus d'avoir des conditions de vie largement en
deçà de la « précarité » – « Nous avons tous
fait du camping, mais imaginez les conséquences hygiéniques d'un
camping de trois ans au même endroit avec deux cents congénères
sans égouts, eau courante ni collecte des déchets, et vous aurez
une petite idée de la vie quotidienne chez les Yanomamö. Et de la
vie telle qu'elle était durant une bonne partie de l'histoire
humaine » – Chagnon observe combien les Yanomamö ne vivent
absolument pas en symbiose édénique avec leur environnement qu'ils
saccagent dès qu'ils en ont l'occasion, soit grosso modo quand ils
ne sont pas trop occupés à sniffer des plantes hallucinogènes ou à
tuer des enfants – ceux de leurs rivaux en priorité, mais parfois
les leurs. Pour fignoler la cible qu'il a dans le dos, Chagnon
atteste que les hommes les plus violents – les unokais, statut
honorifique accordé aux tueurs – se reproduisent davantage que les
autres. La violence ne serait donc pas qu'un phénomène
« socialement construit ».
L'histoire de Chagnon est aussi celle
d'un tempérament. Sarah Blaffer Hrdy me parle de son « Nap »
comme d' « un homme chaleureux et bon enfant avec un
formidable sens de l'humour », mais qui avait aussi « une
personnalité que l'on pourrait qualifier de “teigneuse”. Il
aimait provoquer les gens ». Pour Machak, c'est le caractère d'un
gosse obligé de « faire ses preuves » parce que né à une
sale époque et d'un homme aux valeurs profondément libérales qui,
coupé du monde moderne au moment de sa « révolution
culturelle », n'en rattrapera jamais les codes. Dreger a une
jolie formule en parlant de « sa surdité politique – son
incapacité (ou sa réluctance constitutive) à chanter juste ». Son
autre gros problème ? Son obstination à croire sa dévotion
envers la méthode scientifique suffisante pour lui garantir le
salut.
À l'heure où Chagnon pense naïvement
se ranger des controverses en prenant sa retraite, l'ouvrage d'un
dénommé Patrick Tierney est annoncé. L'homme, aujourd'hui
volatilisé, se présentait comme un « journaliste
anthropologue », mais Dreger le soupçonne d'avoir été « une
marionnette » en « service commandé » de Terence
Turner et Leslie Sponsel, deux adversaires de Chagnon. Dans son livre
– et son article du New Yorker qui fera le tour du monde –
Tierney livre une litanie d'accusations aussi mensongères que
dévastatrices contre Chagnon et le généticien James V. Neel, son
ami et collaborateur en Amazonie mort d'un cancer quelques mois
auparavant. Florilège : dans le cadre d'expériences « eugénistes
» et « fascistoïdes », Chagnon et Neel ont utilisé un vaccin
contre la rougeole qu'ils savaient défectueux et qui fera des
centaines de morts parmi les Yanomamö ; Chagnon en a payé d'autres
pour qu'ils s’entre-tuent face caméra ; il adorait jeter ses
bergers allemands sur les gens et tirer en l'air pour intimider son
monde ; la plupart de ses données sur les avantages adaptatifs de la
violence sont bidonnées ; il admire le sénateur Joseph
McCarthy et sa chasse aux communistes.
À la veille de la publication, Turner
et Sponsel envoient une lettre d' « alerte » à
l'American Anthropological Association (AAA) où ils comparent
Chagnon à Mengele. Sans même l'ouvrir, l'AAA diligente une
commission d'enquête. La manœuvre provoque l'ire de nombreux
chercheurs qui démissionnent sur-le-champ de l'AAA. Parmi eux,
Raymond Hames, qui recommande cependant Blaffer Hrdy. Elle refusera
l'invitation, démissionnera elle aussi et, près de vingt ans plus
tard, son souvenir de cet assassinat en règle est encore vif. « J'ai
lu les directives de la commission » m'écrit-elle, « et
j'ai réalisé qu'il s'agissait d'un coup monté, que la conclusion
ne pouvait être que “coupable”. Le problème, c'est que dans les
années 1960, lorsque Nap était parti pour la première fois étudier
les Yanomamö, il pensait s'être engagé à faire de la recherche
scientifique. Au fil de sa carrière, les “règles” ont changé,
une transformation qui peut se résumer en ce qu'un détracteur de
Chagnon proclamait à l'époque et que je n'ai jamais oublié : “On
ne fait pas de la science, on fait le bien.” […] Alors si le but
de la commission était de savoir si Chagnon avait ou non œuvré à
aider les Yanomamö, la seule réponse honnête allait forcément
être “Non, il était là pour faire des recherches". Je ne
voulais pas participer à cette mascarade ».
En 2002, juste avant que la commission
ne rende un rapport mi-chèvre mi-chou – Chagnon y est exonéré
des charges les plus graves, tout en étant rappelé à l'ordre pour
des manquements éthiques anachroniques – Blaffer Hrdy reçoit un
étrange courrier de la part de Jane Hill, sa directrice : «
Détruisez ce message. Le livre n'est qu'un tas de fumier (nous
utiliserons des mots plus ripolinés dans notre rapport, mais nous
sommes tous d'accord là-dessus). Je pense néanmoins que l'AAA
devait faire quelque-chose, parce que je suis persuadée que les
travaux des anthropologues auprès des peuples indigènes en Amérique
latine [...] et leur avenir ont été gravement remis en question par
ces accusations. Le silence de l'AAA aurait été interprété comme
un acte d'approbation ou de lâcheté. La postérité jugera du
bien-fondé de cette décision ».
À la fin de son autobiographie,
Chagnon s'excuse pour le ton de plus en plus « déprimant »
pris par son écriture, accablé qu'il était par « la puanteur
persistante » laissé par « l'explosion dans la presse
nationale et internationale d'un extraordinaire scandale ». Il
venait pourtant d'être élu à l'Académie des sciences américaine,
distinction comparable à un Prix Nobel, mais il préférait lister
tout ce dont la cabale l'avait privé. « Je n'ai pas beaucoup
voyagé, pas beaucoup pêché, je n'ai pas chassé la grouse et le
faisan avec mes chiens, je n'ai pas été à beaucoup de concerts,
pas lu beaucoup de romans pour le plaisir et je n'ai pas passé
davantage de temps avec ma famille ». L'histoire d'un temps pour
toujours perdu et d'un génie qui, s'il n'avait pas dû attendre la
mort pour être réhabilité, n'en avait pas moins été broyé.
Article paru dans Causeur n°74
1 commentaire:
Extrêmement intéressant, comme souvent - toujours. Merci pour ce partage (et vivement d'autres articles !)
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