Le 3 novembre, Le Point publiait un
article intitulé « Études de genre :
confessions d'un homme dangereux ». Signé de l'historien
canadien Christopher
Dummitt, il a été réduit et traduit par mes
soins, avant de passer entre les mains des équipes éditoriales du
Point, qui se sont occupées de son édition et de sa mise en ligne
dans le cadre d'un partenariat, débuté sur mon initiative en
septembre 2018, avec le magazine australien Quillette.
Christopher Dummitt, professeur associé en études canadiennes à
l'université de Trent, y déroule sa « confession d'un
socio-constructionniste », pour reprendre le titre choisi dans
sa
version originale et intégrale.
Le texte de Dummitt suit grosso modo
deux lignes directrices. D'une part, le chercheur détaille ses
mauvaises pratiques académiques, où l'égotisme, l'idéologie et
l'activisme primaient sur la méthode et les données, le tout sans
contrôle par des pairs eux-mêmes engagés des travaux hermétiques,
endogames et circulaires. De l'autre, il déplore que bon nombre de
ses collègues œuvrant dans le champ controversé des « études
de genre » fassent toujours un si mauvais travail, avec des
conséquences sociales et culturelles de plus en plus problématiques.
S'il est par définition inédit dans
sa forme, l'article de Dummitt ne l'est pas dans son fond. L'effort
de rénovation de cette partie des sciences sociales aussi lourdement
militante qu'elle peut être rationnellement précaire est désormais
assez ancien et, parce que la sphère d'influence des « études
de genre » s'est considérablement élargie depuis leur venue
au monde académique, les échos de ces appels récurrents à leur
réforme débordent à
intervalles réguliers dans l'espace du débat
« profane ». Tel est le contexte de la tribune de Dummitt
et si l'auteur fonde principalement son argumentation sur ses propres
errements, il se propose aussi comme un « cas-témoin »
d'un champ de recherches qui en est coutumier – une extrapolation,
soit dit en passant, d'autant plus appuyée dans sa version
originale.
La question est importante et loin de
se résumer à une controverse d'ordre idéologique. Elle relève
aussi (si ce n'est surtout) d'enjeux scientifiques, épistémologiques,
culturels et même civilisationnels. Bien des
critiques des « études de genre », à l'instar de
Dummitt, ciblent ce champ de recherche parce qu'il est si « radical »
qu'il va jusqu'à remettre en question l'objectivité de la méthode
scientifique elle-même, jugée trahir une « construction
sociale » camouflant des rapports de pouvoir, de domination et
d'oppression. En d'autres termes, les « études de genre »
ne se contentent pas de véhiculer des opinions avec lesquelles tout
un chacun peut être ou ne pas être d'accord, elles reposent sur un
rapport à la connaissance proprement délirant niant jusqu'à
l'existence d'une réalité commune susceptible d'être
universellement appréhendée par des outils rationnels. Ce sont des
enjeux majeurs.
Malheureusement,
depuis une semaine, ils semblent avoir été réduits à l'énième
avatar du clivage droite-gauche, avec chaque extrémité du spectre
faisant marcher à plein régime sa machine à biais pour plier le
texte de Dummitt et le faire rentrer dans leur vision du monde comme
dans un lit de Procuste.
Les
hostilités ont commencé à droite avec une reprise de l'article au
mieux légère, au pire, totalement déformée. Le cas le plus
flagrant est celle de Valeurs
Actuelles, relayée notamment par la
Manif pour tous.
Le titre choisi, « “J’ai honte, j’ai tout inventé de A à
Z” », fait en effet croire à une citation qui n'est jamais
dans le texte, en V.O. comme en V.F. En réalité, Dummitt déclare
avoir honte de certaines parties
de son livre sur l'histoire de la masculinité au Canada tiré de sa
thèse et, du côté de « l'invention de A à Z », elle
ne concerne que les liens logiques entre les données historiques
issues des archives (étape fondamentale de son travail d’historien
où Dummitt se dit « en terrain sûr ») et les
interprétations qu'il en donnait, à savoir que la masculinité ne
relèverait que d'une pure
construction sociale alimentée par des rapports de domination et de
pouvoir entre hommes et femmes, sans lien aucun, par exemple, avec
des réalités biologiques. Scientifiquement parlant, la faute est
déjà suffisamment grosse pour ne pas avoir besoin d'en rajouter.
Mais Valeurs Actuelles a jugé bon de charger la mule et de
publier des informations erronées, comme le fait que Dummitt serait
« un des grands pontes » de « la théorie du
genre » (formule qui ne désigne rien de précis) ou encore une
« référence mondiale » de son champ de recherche. Ce
que Dummitt ne dit, là non plus, jamais dans son texte, en précisant
que sa stature de chercheur est relativement modeste, avec une
réputation bornée peu ou prou au Canada. D'autres sites,
journalistes et commentateurs ont fait cette même erreur, et les
réseaux sociaux bruissent depuis de « droitards » n'en
pouvant plus de joie d'exhiber « le cas Dummitt » comme
une preuve accablante de leurs petites marottes et de leur mentalité
d'assiégé.
Rebelote en miroir chez les
« gauchistes ».
Le 7 novembre, Libération publiait un
article dans sa rubrique CheckNews intitulé
« Est-il vrai qu'un des “pères” des études de genre a
admis que ce domaine des sciences sociales n'était pas sérieux ? ».
Un article, là encore, qui laisse de côté toute la dimension
scientifique, culturelle et même civilisationnelle
des errements des études de genre exposés par Dummitt et d'autres
pour ne se focaliser que sur l'idiotie d'une guéguerre entre
méchants de droidroite et gentils de gôgauche.
Signé de Jacques Pezet, son titre
reprend une question posée par un internaute à laquelle l'équipe
de CheckNews a estimé bon de répondre, comme il est d'usage dans
cette rubrique de « vérification de l'info ». Selon la
présentation qu'en fait Jacques Pezet sur son
compte Twitter, son article a vu le jour parce
que « la presse de droite française » aurait voulu
« décrédibiliser les études de genre en brandissant le
repenti de ce qui semblait être une figure de pointe dans le
domaine, qui dénonçait le manque de sérieux de ses pairs, guidés
par l'idéologie ».
La « vérification de l'info »
de Jacques Pezet cible donc la renommée présumée de Christopher
Dummitt et, une fois attestée comme peu ou prou inexistante, le
volet de la « décrédibilisation » coule de source :
elle n'a pas lieu d'être. La méthode a de quoi laisser songeur tant
elle confond erreur conséquente et, ici, inconséquente : que
Dummitt soit ou non une « référence » des études de
genre n'enlève rien à l'intérêt et à la portée de son exposé.
S'il avait eu à « vérifier » le mea culpa d'une ex
astrologue
dans le Guardian dénonçant la dangerosité de
son ancienne pratique, Jacques Pezet aurait-il considéré comme
suffisant des messages d'Elizabeth Teissier ou de Françoise Hardy
lui disant que Felicity Carter leur était inconnue au bataillon ?
C'est pourtant sur une telle « logique » que CheckNews
construit son « argumentation » pour laisser entendre que
les aveux de Dummitt ne confesseraient rien d'autre qu'une querelle
de chapelles politiques.
Une
autre « vérification de l'info » aurait pu constater le
décalage manifeste entre la source et sa reprise. Le phénomène est
certes déplorable, mais des plus courants dans la presse, y compris
« de
gauche »
– ce qui ne le rend pas moins déplorable, nous sommes d'accord.
Mais là où je ne suis pas d'accord, c'est lorsqu'on entend
amalgamer non seulement la source primaire et ses reprises biaisées
et erronées – qu'elles soient du fait de rédactions ou de
journalistes s'exprimant à titre privé sur Twitter et que CheckNews
a le
malheur d'avoir dans le pif
– pour y déceler, semble-t-il, les indices d'un grand complot
visant à saper les études de genre non pas pour des raisons
scientifiques, mais idéologiques. Une nouvelle fois, on ne parle pas
du sujet, mais de ses propres marottes et de sa propre mentalité
d'assiégé.
Sauf qu'il y a encore plus grave dans
l'article de CheckNews et je me limiterai à deux exemples. Le
premier est la présentation que fait Jacques
Pezet de Quillette – un soi-disant « site réactionnaire
qui, sous couvert de liberté d’expression, va laisser le champ
libre à un discours académique qui peut être racialiste,
xénophobe, antiféministe ou transphobe ». En lien semblant
sourcer cette affirmation comme venant du camp « de gauche »,
CheckNews oriente ses lecteurs vers
RationalWiki. Sur ce même site, à la page
Mali, on peut lire qu'avant « d'être
colonisé par les grenouilles Français, le Mali
était le siège d'un grand empire. Le seul truc vraiment cool
là-bas, c'est qu'il y a plein de chèvres ». Est-ce là ce que
pense « la gauche » du Mali ? Ou faut-il accorder à
cette « définition » le même crédit qu'au chapelet
d'anathèmes censé caractériser la ligne éditoriale de Quillette ?
Le second est la contextualisation que
propose Jacques Pezet des débats
sur le manque de scientificité des « études de genre »
et de l'exemple qu'il donne des « trois
Américains » ayant piégé en octobre 2018 des « revues
scientifiques avec des articles canulars pour discréditer
les études de genre ». Il commet ici deux erreurs
supplémentaires. L'une est inconséquente – les trois auteurs de
la série de canulars sont Helen Pluckrose (Britannique) et James
Lindsay et Peter Boghossian (Américains) – et l'autre conséquente
: le projet dit « Sokal au carré » ne visait pas à
« discréditer les études de genre », mais en révéler
les pires défaillances et en appeler à réformer en profondeur un
champ de recherche parasité et corrompu par l'identitarisme, comme
sont
parasités et corrompus par cette même
« intersecte » les mouvements libéraux de justice
sociale parmi les plus essentiels de ces cinquante dernières années.
Ce que, depuis la fuite de leur expérience dans la presse et son
arrêt prématuré, Pluckrose, Lindsay et Boghossian n'ont cessé de
répété en long,
en large et en condensé.
Comme l'écrit sur
Twitter Christopher Dummitt, « si
certains à droite exagèrent mes propos et déforment mes arguments,
la gauche les ignore totalement et se focalise sur des attaques ad
hominem. Tout ce débat pour savoir qui serait le “père” des
études de genre est idiot et sans intérêt. Le vrai problème,
c'est que mon travail est conforme aux paramètres de ces
disciplines. Et que les erreurs ou les sauts de logique que j'ai
commis sont régulièrement commis par d'autres. »
Une autre de ces informations qui
n'aura pas été vérifiée par CheckNews. Sans doute parce qu'elle
n'avait pas été relayée par « la presse de droite » ?
Version originale de l'article paru dans Le Point le 12 novembre 2019
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