Bien sûr, on les a lues les histoires
de hordes folles, les voisins de la veille qui se retournent contre
les mêmes à qui ils disaient poliment bonjour dans la cage
d'escalier, les couverts de famille qu'on retrouve chez une autre au
retour du calvaire, les communautés tellement soudées qu'on ne
comprend pas comment on en est « arrivé là », à se
dépiauter à la machette à peine les consignes dictées à la
radio, et encore et encore.
On les a tous sur le bout de la
cervelle, des doigts, de la langue, on se dit qu'il faut des
circonstances exceptionnelles pour que cela explose, des crises. On
se dit que ça n'arrivera pas « chez nous », qu'on a
évolué, que c'est une histoire de sauvages, une histoire de passé,
qu'on a appris.
« Chez moi », la seule
chose qu'on a appris, la seule chose qui se transmet, c'est qu'il ne
faut rien transmettre – le sous-entendu étant que la vraie liberté
consiste à savoir se cacher, se dissimuler, se fondre.
L'intégration, paraît-il. Une autre variante de cette
« éducation », c'est qu'il n'y a aucune confiance à
céder à tes congénères, rien à en espérer et rien qui ne doive
t'étonner. Qu'il n'y aura toujours qu'une seconde entre le moment où
tu ne t'y attendais pas et celui où on te fait comprendre à coup de
pioche, de pelle ou de fourche que tu étais, quand même, encore un
peu trop visible. Savoir que rien n'est exceptionnel, circonstanciel,
qu'il n'y a pas eu de provocation ou de goutte qui a fait déborder
le vase. Que ça a été et que c'est toujours là, que des fois ça
s'endort, mais que ça ne meurt pas.
Aujourd'hui, peut-être que notre
« civilisation » nous incite simplement à attendre des
exceptions, des excuses et des circonstances pour exprimer ce besoin
multi-millénaire de se taper sur la gueule. Tant qu'on ne le
comprendra pas, tant qu'on ne l'analysera pas, tant qu'on continuera
à trouver un tant soit peu positif et valorisant de faire des
catégories de pour et de contre, d'avec moi et d'anti, d'ami et
d'ennemi, il pourra tranquillement s'en donner à cœur joie.