Il y a des familles que l'Histoire
heurte de plein fouet. La [s]ienne en fait partie.
Ma grand-mère paternelle s'appelait
Bakhrouchine, elle descendait d'une longue lignée de kouptsi,
l'élite marchande de Moscou. Ce nom, vous pouvez encore aujourd'hui
le retrouver un peu partout dans la capitale russe, au musée du
théâtre par exemple, fondé par l'un de mes aïeuls. C'est que
cette famille n'a jamais été de celles qui s’assoient sur leur
tas d'or et décident de le faire fructifier dans leur coin et pour
leurs seuls héritiers : les Bakhrouchine reversaient plus de la
moitié de leurs bénéfices à la ville de Moscou. La chose avait
valeur de tradition. Ils ont ainsi contribué au financement
d'hôpitaux, d'immeubles, joué les mécènes des arts et du
spectacle...
Une machinerie qui s'enraye avec la
Révolution de 1917, quand les porteurs de ce nom deviennent
officiellement des traîtres, des nuisibles, des purgeables. Il y a
eu des déportations, des travaux forcés, le Goulag, des
disparitions à la pelle derrière les hauts murs de la Loubianka. En
1922, ma grand-mère, Lydia, est poussée à la fuite. Après un
difficile périple en Europe, elle s'installe en France en 1926.
C'est là que mon père est né, que je suis née, comme tant
d'autres enfants et petits-enfants d'immigrés, bercés de loin en
loin par un récit qui prend à bien des égards des allures de
légende.
En 1994, à Moscou, la récente chute
de l'URSS permet un grand rassemblement familial. Mais le raout
ressemble davantage à un ramassage de pots cassés : à part du côté
des exilés et des jeunes générations, il n'y a quasiment que des
femmes – la plupart des hommes restés de gré ou de force en
Russie soviétique ont payé de leur vie les caprices d'une idéologie
funeste qui souhaitait le bien de tous, sauf de tous ceux dont elle
ne souhaitait pas. C'est à l'occasion de cet inventaire de
survivants que mon père fait la connaissance d'une autre Natacha,
Natacha Sougak, une cousine née en 1923. C'est elle la messagère de
la recette présentée ici, la preuve qu'on peut trouver non
seulement le bonheur dans les petites choses du quotidien, mais aussi
la résistance, une volonté farouche de vivre quand d'autres en ont
décidé autrement.
En 2011, j'ai décidé à mon tour de
me rendre en Russie, avec en tête l'idée de rencontrer cette femme,
encore âprement solide du haut de ses quatre-vingt-huit ans. C'était
la première fois de ma vie que je visitais ce pays, Moscou, avec
comme projet de documenter la cuisine de mes ancêtres russes, de
rassembler toutes ces recettes transmises à travers les époques et
malgré les épreuves. Sans un moment d'hésitation, Natacha Sougak
passa aussitôt en cuisine pour me préparer un gâteau qu'elle
allait me servir dans un trésor : les quelques pièces de
vaisselle familiale qu'elle avait réussi à soustraire au délire
totalitaire. Un confiturier en cristal et une assiette, simplement
rehaussée d'initiales, appartenant à un trousseau vieux de plus
d'un siècle et demi. De quand date cette recette ? Natacha
était incapable de le dire – d'ailleurs
le gâteau n'a pas vraiment de nom –,
mais elle demeurait persuadée d'une chose : la recette remonte
bien avant la Révolution d'Octobre, tant elle est emblématique de
la famille Bakhrouchine, de sa volonté de ne jamais se vautrer dans
le faste et le luxe, de ne pas outrepasser l'essentiel, de toujours
préférer la simplicité...
Mais ce gâteau de restes,
d’accommodement de résidus est aussi, à l'évidence, comme un
décalque culinaire de temps bien souvent sombres. Comme si on
pouvait y goûter les petites combines, la survie coûte que coûte,
l'amélioration de l'ordinaire – un ordinaire qui, pendant de
longues décennies, fut synonyme de représailles collectives contre
votre arbre généalogique. Ce gâteau sans nom est un dessert de
fête, mais aussi une douceur vers laquelle, dans les pires moments
de leur existence, Natacha Sougak et tant de membres de ma famille
sont inlassablement revenus. C'est un gâteau-pilier, une
recette-consolation. Un gâteau rempli de liesses et de peines, de
drames et d'espoirs. Et en cela, il est universel, en plus d'être
absolument délicieux.
Texte paru dans
Noor - Revue pour un Islam des Lumières (n°2, janvier 2014), en accompagnement de photographies de
Natacha Nikouline