lundi 11 mai 2015

Un entretien avec Abnousse Shalmani




Voici quelques jours, je publiais un article sur la mixité sexuelle comme facteur primordial du développement des sociétés, largement inspiré par la lecture du merveilleux livre d'Abnousse Shalmani, Khomeiny, Sade et moi. Malheureusement, par faute de place et contrainte « d'angle », je n'ai pu qu'y intégrer qu'une toute petite partie de l'entretien réalisé à cette occasion. Le voici dans sa version intégrale.


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Dans quasiment tous les conflits du monde passés et présents, les femmes sont considérées comme un champ de bataille d'une redoutable efficacité pour assujettir un ennemi. Que faire pour retourner cette logique et faire du corps féminin une arme de paix, de liberté et d'égalité ?

Peut-être que la solution n'est justement pas dans le corps féminin arme de paix, de liberté et d'égalité. Les femmes kurdes qui se battent sur le front contre l’État Islamique sont des militaires qui tuent leurs ennemis. Elles sont en guerre, il n'est pas question ici d'autre chose que de retrouver la paix, la liberté et l'égalité. Et pour cela il faut, parfois, en passer par les armes.
A chaque fois qu'il est question de définir une essence féminine, je panique. Est-ce que les femmes sont davantage des vecteurs de paix ? Est-ce qu'une femme est moins apte à se battre qu'un homme ? Les femmes souffrent dans leur corps dans tous les conflits, elles sont des cibles "faciles", elles sont victimes de viol et de violence. Mais les hommes civils aussi - même si eux échappent majoritairement au viol. Je ne sais pas comment nous pouvons "sauver" les femmes victimes de guerre sinon en poursuivant - en harcelant - juridiquement les violeurs et en dénonçant sans relâche le viol comme arme de guerre. Mais définir les femmes comme symboles de paix, c'est encore une fois les renvoyer à une essence féminine. Et cela je le refuse. Il en est de même lorsqu'il s'agit des femmes qui partent en Syrie pour faire le djihad. Elles sont considérées trop souvent comme des victimes, manipulées et inconscientes. Ce n'est pas vrai. Elles font un choix qui correspond à leurs convictions. Accepter qu'une femme désire la guerre et la destruction n'est pas chose aisée et pourtant l'égalité passe aussi par l'acceptation des femmes haineuses, guerrières, combattantes. Au même titre que des hommes.

Aujourd'hui, il est courant d'assimiler la critique de l'islam politique, et notamment des discriminations que les régimes qui s'en revendiquent font subir aux femmes, au mieux comme du colonialisme déguisé en universalisme, au pire comme du racisme, qu'en penses-tu ?

L'universalisme c'est défendre les droits humains, quelle que soit l'origine de l'humain en question. C'est refuser ce qui nous sépare et glorifier ce qui nous unit. Le colonialisme réduisait le colonisé à un être de seconde catégorie, il lui niait le statut de citoyen - et les droits consécutifs - du fait de sa naissance, de sa religion, de sa couleur de sa peau, de son ethnie, de sa position géographique. L'universalisme restaure ses droits bafoués, il transforme le colonisé en citoyen, bannit toute trace de sa naissance, de sa religion, de son ethnie, de la couleur de sa peau, pour qu'il ne demeure plus qu'un individu égal à tout autre et maître de son destin par l'exercice de ses droits politiques et libéré des freins religieuse, autonome.

Je refuse de considérer que les droits dont je bénéficie en tant que Française ne concernent pas une femme indienne ou une femme iranienne. Pourquoi ? Parce qu'elle est née sous des lois qui lui refusent des droits ? Je devrais l'accepter sous prétexte de relativisme culturel ? Je considère que tous les Hommes sont égaux. Partant de ce principe, tous les Hommes méritent les mêmes droits. Quelle que soit leur couleur, leur naissance, leur religion. Est-ce du racisme ? Je considère que c'est le contraire qui est raciste. En quoi une Égyptienne mérite moins de droit, d'égalité que moi ? Au nom de quel principe devrais-je considérer le système des castes comme une spécificité culturelle qu'il serait raciste de dénoncer ? L'universalité des droits, c'est le seul moyen intellectuel de se battre contre les injustices et le pouvoir absolu, c'est le seul moyen de libérer les Hommes du préjugé et de les rapprocher. Les spécificités culturelles sont un frein au progrès, un frein au droit. Et les premières à en souffrir tout autour du monde, ce sont les femmes. Enfin, qu'y a-t-il de si affreux à défendre le droit, la séparation des pouvoirs, la laïcité, la mixité, l'égalité et l'alternance politique ? Qu'y a-t-il de si affreux dans la proclamation de la prééminence du politique sur le religieux ? Qu'a y-a-t-il de si affreux à considérer tout Homme, quelle que soit son origine sociale ou religieuse, comme mon égal devant le droit ?

En 1791, en découvrant la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, Toussaint-Louverture, fils d'esclave, se dresse sur l’Île de Saint-Domingue en tant qu'homme libre. Il lit ce qui doit être lu : tous les hommes sont égaux. En se battant contre l'esclavage avec les principes nés de la Révolution Française, il l'universalise. C'est sublime. Aujourd'hui, en Mauritanie - où malgré la très récente interdiction de l'esclavage, le trafic humain se poursuit en toute impunité - Biram Dah Abeid se bat contre le système esclavagiste. Il dit ne se reconnaître qu'un maître : les Lumières. Il se bat en brandissant Rousseau, Montesquieu, Diderot et Voltaire. Voilà ce qu'est la Révolution Française : un outil pour combattre les ténèbres, un outil à disposition de tous, un outil de libération. En Chine, en Iran, au Maroc, partout dans le monde où le pouvoir absolu sépare les hommes, les penseurs des Lumières sont lus.

Il y a, dans ton livre, une très puissante apologie du rire et de l'humour comme arme contre l'étouffement des barbus et des corbeaux. Depuis plusieurs années, l'humour et l'irrévérence sont, de fait, une cible privilégiée de l'extrémisme et les sociétés occidentales, que ce soit par l'auto-censure ou le durcissement des lois sécuritaires, étouffent de plus en plus. Qu'est-ce que cela t'inspire ?

Le rire, l'humour sont des armes pour casser le drame. Ce que les dictatures et les religieux ont en commun, c'est le sérieux et la peur. Le rire est non seulement une défense mais aussi une attaque contre les lignes droites et rigides de la peur. Enfant, en Iran, dans l'immédiat après-révolution, je me souviens de mes parents et de leurs amis qui s'acharnaient à se retrouver le soir venu pour boire, chanter, danser. Faire tout ce qui était interdit et rire des barbus et des corbeaux. Seuls, ils pleuraient, ils s'inquiétaient. Mais ensemble, ils se serraient les coudes en riant de l'absurdité d'un régime qui refusaient aux femmes le port de lunettes de crainte qu'elles ne soient maquillées en dessous.

L'irrévérence, l'irrespect, c'est le refus du sacré. Car le sacré est immobile, le sacré fait le nid de tous les interdits et de tous les crimes. Rire du pouvoir, des religieux, des puissants, c'est les décrédibiliser, les minimiser. Je crois en la puissance du rire pour renverser les pires dictateurs. Avant la Révolution Française, la littérature libertine effectuait ce travail indispensable au changement qu'est le renversement des mentalités. En désacralisant dans ses pages les figures de la noblesse et du clergé, elle préparait la Révolution. Lire aujourd'hui la littérature libertine, c'est prendre conscience de l'importance du pied de nez, de la désacralisation, de l'absurde. C'est d'une modernité incroyable. Après les attentas de janvier à Paris, j'ai repris mes chers auteurs libertins, je me suis replongée dans ces pages qui refusent les interdits et célèbrent l'individualisme, la différence, l’ambiguïté, le blasphème. C'était salvateur.

Alors, oui, il faut absolument refuser l'auto-censure, il faut se forcer à dire des gros mots, à rire de tout ce sérieux, de tous les barbus, les islamistes comme les radicaux de gauche ou de droite, il ne faut pas avoir peur, il faut être fier d'être, non pas des enfants du christianisme, mais des enfants des Lumières. Des sales mômes qui ne respectent rien.

L'un des éléments les plus primordiaux de ton système de pensée concerne l'inclusion des femmes dans l'espace public, inclusion à laquelle tu as été sensibilisée par la littérature érotique et libertine. Est-ce que les progrès de l'égalité et de la mixité sont concomitants à une révolution sexuelle, que ce soit dans les mœurs, les pratiques, les mentalités ou les représentations, notamment artistiques ?

Les femmes sont - depuis le jour où un homme a remarqué qu'il était "physiquement" supérieur à la femme - maintenues dans l'espace privé. Le gynécée grec par exemple, ces appartements dévolus aux femmes à l'intérieur de la maison grecque, est un repoussoir à mes yeux. C'est à la prison du gynécée que les femmes doivent échapper et c'est l'espace public qu'elles doivent conquérir pour exister à l'égal des hommes. Il n'y a pas d'autres alternatives. Dans les sociétés où la charria est le droit, les femmes ont un accès limité à l'espace public. A des degrés divers, elles ne peuvent évoluer librement dans les rues, elles n'ont pas accès au travail, au débat public, aux décisions. Au Liban, considéré comme un État "plus tendre" avec les femmes, une mère n'a aucun droit sur ses enfants qui sont toujours sous la tutelle du père. Et le divorce y est toujours interdit - mais divorcer à l'étranger est reconnu, l'hypocrisie étant l'autre plaie des sociétés orientales.

En France, avant l'égalité de droit entre les sexes, des femmes comme Georges Sand, Rachilde ou Madeleine Pelletier se travestissaient pour pouvoir fréquenter seules des cafés, certains musées, les bibliothèques, voyager, fumer en public. Elles étaient alors considérées comme des affranchies sexuelles parce qu'elle osaient évoluer dans l'espace public, l'espace des hommes et du pouvoir. C'est exactement ce qu'a fait de nos jours, une Égyptienne durant 43 ans : Sisa Abou Daooh s'est travesti en homme pour subvenir à ses besoins et ceux de sa famille. C'est dire la difficulté d'être femme dans des sociétés qui refusent l'égalité et la mixité. Exister à égalité dans l'espace public est le baromètre de la condition des femmes dans toutes les sociétés.

Pour répondre plus directement à ta question, oui la révolution sexuelle est indispensable à l'égalité entre les sexes, quel que soit le domaine. Car qu'est-ce que la révolution sexuelle si ce n'est la prise de possession de leur corps par les femmes ? Le jour où les femmes maîtrisent leur sexualité, possèdent leur corps, elle possèdent des droits. Parce que le patriarcat a maintenu les femmes dans une dépendance, parce que la sexualité est le premier interdit, transgresser cet interdit, c'est refuser la dépendance. La jour où une femme prend conscience que son corps est à elle, et à elle seule, elle devient autonome. L'importance de la virginité dans les sociétés patriarcales est une plaie, la discrimination qui touche les femmes non-mariées est une tragédie, le recours systématique à l'insulte "pute" dans les sociétés patriarcales est la preuve que tant que les femmes n'auront pas accompli leur révolution sexuelle, rien ne changera pour elles.

Enfin, dans le littérature libertine, ce qui a tout de suite parlé à la petite fille sous voile islamique que j'avais été, c'est la libération du corps qui va toujours de pair avec la destruction du préjugé. L'héroïne libertine, pour devenir un être libre, doit accepter que la sexualité n'est un danger ni pour elle, ni pour la société, que ses préjugés cadenassent l'exercice de son esprit critique, que la raison est un havre de joie et la parole une arme de destruction. Le dévoilement du corps est impossible sans le dévoilement des préjugés. Et le contraire est tout aussi vrai.

Lors de la publication de la photo de Golshifteh Farahani nue, j'ai beaucoup vu tourner cet article, avec une argumentation qui revient de plus en plus souvent lorsque des femmes arabes ou non-occidentales mêlent libération sexuelle et libération politique et qui peut se résumer ainsi : on ne s'intéresse à ces femmes que lorsqu'elles se foutent à poil. Parallèlement, on entend aussi souvent ce genre d'argument lors des débats sur le port du voile : qu'une femme siliconée, mini-jupée, stringuée, subit en fin de compte le même genre de discrimination qu'une femme voilée. Qu'en penses-tu ?

Une femme d'origine musulmane qui ose le corps, qui ose le dévoilement, accomplie un acte politique. Parce que le corps féminin est tabou dans les sociétés musulmanes, la nudité revendiquée est un outil de libération. C'est mathématique.

Je n'ai pas le sentiment qu'on s'intéresse aux femmes musulmanes quand elles sont nues, j'ai même l'impression du contraire au regard des débats incessants et quotidiens sur le voile. Mais enfin, qu'est-ce que cette folie autour d'un corps de femme nu ? Lorsque des sportifs ou des mannequins hommes posent nus, il n'est jamais question que d'esthétique, quand un homme se promène torse nu dans les rues d'une ville en été, il ne viendrait à l'idée de personne de l'insulter pour attentat à la pudeur. Un corps de femme nu, c'est toujours une provocation, c'est toujours une atteinte à la morale, c'est systématiquement sexualisé. Et quand il revêt un caractère politique, voilà que pointe quand même la question de la sensualité, de la concupiscence, du "elle l'a fait exprès pour se faire remarquer". Mais oui, c'est exactement pour ça qu'elle l'a fait. Pour dire : "ce corps est à moi, il n'est ni sale, ni dangereux et il mérite les mêmes droits que le corps d'un homme".

Oui, un nu peut juste être beau et plaisant à regarder. Oui, un nu politique est une arme pour se défendre contre le voile, contre les tentatives d'enfermement de la femme dans son essence. Dans tous les pays où les droits des femmes ne sont pas respectés, les femmes sont recouvertes de noir, leurs corps est sexualisé à outrance. La nudité renverse la sexualisation du corps. Soudain, c'est le voile qui est sexué et la nudité qui est anodine. Le dévoilement de Golshifteh Farahani est un doigt d'honneur à la société iranienne et ses interdits qui étouffent les femmes.

Le parallèle entre le voile et les femmes siliconées me rend malade. Le voile est un outil de domination patriarcale. Le voile ne couvre pas la nudité de la femme - c'est la fonction des vêtements - mais son essence. Le voile est une obligation religieuse, le levier de contrôle des femmes et de leur sexualité. C'est aussi un choix mais un choix religieux et/ou politique donc un acte idéologique qui peut être en contradiction avec les lois de la République. Une femme siliconée ou en mini-jupe ou très maquillée est une juste une femme siliconée, en mini-jupe, très maquillée. Il n'y a rien de politique ou de discriminatoire, c'est un choix esthétique. Si une femme désire se conformer à ce qu'elle pense être un canon féminin, c'est son choix esthétique. Je déplore que certaines femmes imaginent que leur avenir tient seulement à la taille de leur bonnet ou à la fermeté de leur postérieur ou à l'ourlet de leurs lèvres. Dans mon monde idéal, le bonheur vient plutôt du cerveau, de la culture, du corps qui respire, du plein exercice des droits. Ce qui ne m'empêche pas d'apprécier une belle robe poétiquement soulevée par un vent printanier. Je ne vois pas pourquoi je me rajouterais des seins et personne ne me discrimine parce que j'ai des petits seins. Par contre, une jeune femme qui refuse le voile dans un quartier où toutes les femmes le portent risque d'être mise à l'écart, insultée, agressée. Et je préfère vivre dans une société où le corps des femmes est libre de se vêtir comme bon lui semble, de promener ses jambes nues dans toutes les rues, d'être fière de son décolleté plutôt que dans une société où le corps est si mal vu, mal aimé, qu'il soit nécessaire de le couvrir pour qu'il échappe aux regards - donc au désir.

Quelle est ton appréciation du féminisme actuel ? Est-ce qu'il y a un courant, des figures, dans lesquels tu te reconnais plus que d'autres ?

Je crois que je suis une individualiste forcenée. Je n'ai jamais voulu appartenir à aucun mouvement, je crains la foule, les groupes m'angoissent. J'ai besoin de me sentir libre, donc d'éviter toute paroisse. Il existe des féministes que je respecte mais que je ne peux suivre à la lettre. Sur la question de la prostitution par exemple. Je suis pour combattre fermement le proxénétisme et le trafic humain, mais il m'est impossible de condamner la prostitution quand c'est un choix. Même si ce choix ne concerne que 20% des prostitués en France, c'est 20% quand même. Et abolir la prostitution relève de la morale. Et je n'aime pas les décisions morales. Nous ne savons jamais jusqu'où elles peuvent nous mener.

La figure d'Elisabeth Badinter est très importante pour moi. C'est une des rares féministes avec qui je suis d'accord sur tout. J'apprécie beaucoup Caroline Fourest et Fiammetta Venner et j'ai toujours du plaisir à lire Joumana Haddad. J'aime les femmes de combat, les femmes grandes gueules, les femmes indépendants qui ne craignent pas d'être mal aimées ou pas aimées du tout. Les femmes solitaires et les guerrières, les femmes aventureuses. Les femmes qui n'ont pas peur de leur cul et des gros mots - encore eux.

A la question de savoir si je suis féministe, c'est oui dans le sens où je suis une égalitariste absolue. Je suis pour que les femmes possèdent et exercent les mêmes droits et devoirs que les hommes, je suis pour que les femmes aient accès au marché du travail au même titre que les hommes, qu'elles soient soignées comme les hommes, qu'elles soient décisionnaires de leur vie au même titre que les hommes. Mais je ne crois ni aux qualités proprement féminines ni profondément masculines. Je crois que tout est une question de tempérament et de choix. Une femme n'est pas un meilleur politique qu'un homme parce qu'elle est une femme. Jamais je ne voterais pour un candidat d'après son sexe, mais au vu de ces propositions et de son engagement. Mais quand j'entends qu'il est possible que le prochain président des États-Unis soit Hillary Clinton, je ressens une forte émotion. Parce que je suis une femme et qu'à l'annonce de certains événements, je mesure le chemin parcouru par les femmes. Cela ne suffit pas à transformer Hillary Clinton en une meilleure femme politique, mais cela me rend fière d'être femme et d'avoir conscience des luttes magnifiques que mon sexe a mené et du chemin qui nous reste à parcourir. Je suis une sentimentale !

Quand Maryam Mirzakhani a récemment été récompensée par la Médaille Fields, elle a déclaré qu'elle n'avait pas le « désir d'être le visage des femmes en mathématiques ». Qu'est-ce que t'inspire cette réaction d'une femme, qui a tout pour être un « modèle » et qui met en garde contre la tentation d'en chercher ?

En 2005, le président d'Harvard, Lawrence Summers affirmait que l'absence des femmes parmi les grands mathématiciens était liée à des phénomènes biologiques, les femmes possédant moins "d'aptitudes intrinsèques" pour les mathématiques que les hommes. Alors lorsque neuf ans plus tard, Maryam Mirzakhani, diplômée d'Harvard, est la première femme a remporté la médaille Fields, et bien je jubile... Qu'elle le veuille ou non, elle est un modèle a suivre, un exemple de la plus belle des façons de porter la contradiction à des patriarches pourrissants tels Lawrence Summers.

Justement, je pense que l'absence de mémoire est une des tragédies des femmes et la raison pour laquelle il n'existe pas une internationale des femmes, une solidarité d'instinct pour défendre nos droits, pourquoi des féministes défendent le voile, comment il est possible que les femmes s'avèrent plus anti-féministes que des hommes et creusent leur propre tombe.

Les femmes ont toujours été coupées de leur mémoire, de leur passé par le pouvoir patriarcal pour éviter qu'elles puissent s'inscrire dans le Temps et désirer y exercer un pouvoir né de siècle de présence et de participation à la vie de la Cité. Même quand elles en étaient exclues, elles existaient et pesaient sur la vie publique. Combien de femmes peuvent se réclamer des figures féminines qui ont brillé dans leur siècle ? Pas grand nombre, car nous ne connaissons pas notre illustre passé.

Maryam Mizakahni a tort, car ce qui nous manque, ce qui manque aux petites filles quand elles débutent leur étude, c'est l'existence de figures historiques qui peuvent leur permettre de se projeter autrement que des grandes amoureuses ou des muses ou des maîtresses. Olympe de Gouges est enfin étudiée en classe - ma génération ne la connaissait pas, je ne l'ai jamais étudié ni au collège ni au lycée - mais elles sont où les Madeleines Pelletier, les Reine Christine, les Jane Dieulafoy, les Madame du Châtelet, les Alexandra Kollontaï, les Marguerite Durand ? Elles sont où toutes ces femmes qui nous ont précédé et ont investi l'espace public pour nous montrer qu'il était possible de le faire, qu'il fallait le faire, que notre avenir était là, au centre de la Cité, nos corps bien ancrés et la parole bien haute. Nous avons besoin de nous reconnaître dans des modèles pour avancer. Il nous faut nos Charles de Gaulle et nos Napoléon. Il nous faut retrouver les visages de nos mères, pour les tuer peut-être, mais surtout pour se relier à l'Histoire et désirer bâtir l'avenir en mettant les mains à la pâte.