Le mercredi 7 décembre, j'ai été
invitée au
live de l'émission « La tronche en biais ». Les
commentaires que mon intervention a pu susciter sur divers réseaux
sociaux avant et après sa survenue, ont mis au jour d'une manière
particulièrement saillante la réalité suivante : les critiques
faites à la psychologie évolutionnaire relèvent bien davantage de
ce que ses détracteurs peuvent envisager de ses conséquences
morales, sociales ou même politiques – qui restent encore à
prouver – que de ses mérites ou démérites scientifiques – pour
leur part testables et attestés. Une réalité qui n'a rien de
nouveau, tant elle remonte aux premiers instants de ce paradigme
scientifique – qu'on se souvienne, par exemple, du pichet d'eau
glacé renversé en 1978 sur la tête du désormais vénérable E.O.
Wilson lors d'une conférence de l'Association américaine pour
l'avancement des sciences, « action » fomentée par des
militants d'extrême-gauche hurlant au retour des heures les plus
sombres de notre histoire, dans le contexte d'une campagne
diffamatoire attisée par Stephen J. Gould et Richard Lewontin.
Une réalité reposant sur une bonne
dose de préjugés, de malentendus et autres blocages qu'il est
encore
et toujours nécessaire de détricoter, en espérant que
l'exercice répondra à bon nombre de questions que les recherches en
psychologie évolutionnaire sont à même de susciter.
(Quant à mes aptitudes à l'expression
orale en général et dans un contexte conflictuel en particulier, je n'ai rien à dire, si ce n'est qu'on
n'est pas loin de la peine perdue)
1/ Préjugé naturaliste
Ce premier point a été assez bien
développé durant l'émission, donc je ne vais pas m’appesantir :
est-ce que des explications biologiques ont quelque chose à dire du
« bien » ou du « mal » ? De ce que la
société et ses lois sanctionnent ou valorisent ? Par exemple,
est-ce que le viol serait moins condamnable parce qu'il est bien
possible qu'il soit directement ou indirectement avantageux d'un
point de vue évolutif ? La réponse est non, cela n'a rien à
voir et je vous mets au défi de trouver un seul chercheur en
psychologie évolutionnaire qui estime et défende le contraire
(spoiler : je déteste prendre des risques). A l'inverse, ces
scientifiques ont été parmi les premiers à expliquer combien
l'organisation politique et judiciaire des groupes humains avait
évolué « pour » réguler et maîtriser les besoins
sexuels des individus au sein de sociétés de plus en plus
démographiquement conséquentes et, dès lors, de plus en plus
structurellement complexes. De fait, nous ne pourrions pas vivre dans
des sociétés pluralistes, pacifiées et prospères rassemblant
plusieurs millions d'individus sans exercer un solide contrôle sur
des traits et des comportements adaptés à des clans de quelques
dizaines d'individus, confrontés à des environnements hostiles et
luttant au quotidien contre d'autres pour ne pas crever le lendemain.
Reste que pour pouvoir toujours mieux les contrôler, il n'est
peut-être pas inutile de les connaître et de comprendre quel a pu
être leur intérêt.
2/ Préjugé déterministe
C'est sans doute l'une des critiques
les plus virulentes et les plus fréquentes formulées à l'égard de
la psychologie évolutionnaire : qu'elle énoncerait que tous
nos comportements sont déterminés par nos gènes et que
l'environnement n'y jouerait qu'un rôle mineur, voire nul. De un, le
propos relève de la dichotomie nature/culture qui n'a plus lieu
d'être vu l'état
de nos connaissances actuelles et ce depuis au moins quarante
ans. De deux, l'un des fondements de la psychologie évolutionnaire
est justement de montrer comment nos traits comportementaux ont été
modelés par notre environnement et comment cet environnement est
essentiel dans l'expression de tels traits au cours de notre
existence individuelle.
Pour le dire autrement: tout trait
«inné» l'est devenu parce que sur une période suffisamment longue
de notre passé évolutif, il nous aura permis de survivre dans un
milieu aux exigences spécifiques. Nos yeux portent encore la trace
du temps où nous étions des poissons, notre colonne vertébrale
celui où nous étions des singes arboricoles – mais c'est au
départ la réfraction de la lumière dans l'eau ou les branches des
arbres qui ont « décidé » d'inscrire ces traits dans
l’anatomie dont nous héritons lorsque l'ovule de notre mère
rencontre le spermatozoïde de notre père.
De la sorte, aucun chercheur en
psychologie évolutionnaire n'estime que nous serions « déterminés »
ou « câblés » à tel ou tel comportement – nous y
sommes simplement « prédisposés ». Si, de fait, la
psychologie évolutionnaire théorise que divers mécanismes de
traitement de l'information sont présents dans notre cerveau parce
que l'évolution les y a placés, ce n'est qu'en rencontrant
l'environnement qu'ils
se traduisent en comportements. Et même si ces mécanismes
peuvent être génétiquement déterminés, cela n'implique jamais
que ces comportements le soient aussi. En bref, la psychologie
évolutionnaire n'est en rien « déterministe », elle est
interactionniste et montre combien la coïncidence de deux critères
est toujours nécessaire pour générer un comportement : 1. un
module spécialisé dans le traitement d'un input spécifique 2. un
stimulus environnemental approprié activant
ce module.
L'évolution n'a pas façonné nos
cerveaux pour produire en tout lieu et en tout temps les mêmes
comportements « dictés » par nos gènes. A l'inverse,
nous possédons un ensemble complexe de modules cognitifs dépendant
d'un contexte et susceptibles de produire des comportements
conditionnés à des variables environnementales. Et pour une espèce
aussi sociale et socialement complexe que la nôtre, une variabilité
des stratégies comportementales aura sans doute été un déterminant
bien plus fort de fitness que sa variabilité morphologique.Voilà ce
que dit la psychologie évolutionnaire quand
on prend la peine de l'écouter.
(J'y reviendrai dans une partie
« Ce qu'est la psychologie évolutionnaire », mais
comme je suis aussi désinvolte que la sélection naturelle et que je
suis par ailleurs gavée de travail qu'est mon métier, elle arrivera
quand elle arrivera. J'annonce aussi une bibliographie sélective de
ma bafouille, ainsi que la grande révélation de mes intentions
idéologiques cachées dans mon œuvre).
3/ Préjugé panadaptionniste
Que la psychologie évolutionnaire
éclairerait tous les comportements humains à la lumière de leur
utilité ancestrale, et donc qu'elle serait aisément réfutable
parce que ben quand même on voit bien que ya plein de trucs qui
servent à rien est une affirmation fausse. Elle a été
véhiculée, notamment, par ce
cher Stephen
J. Gould qui, de nombreux matins de sa vie malheureusement
terminée, aurait mieux fait de rester couché. La véritééééééé,
c'est que la psychologie évolutionnaire travaille non seulement sur
des adaptations, mais aussi et surtout des sous-produits et du bruit
adaptatifs. Ainsi, Symons
conçoit l'orgasme féminin comme un sous-produit du masculin. Pour
Thornhill
et Palmer, l'explication évolutive la plus probable au viol
serait son statut de sous-produit du désir sexuel masculin. Pour
Pinker,
la musique est un sous-produit du langage et l'art un sous-produit de
la sélection de l'habitat. Pour Dawkins,
la religion est un sous-produit de mécanismes sélectionnés par
l'évolution pour résoudre des problèmes adaptatifs extérieurs (et
de loin) au territoire religieux. En résumé, contrairement à des
idées reçues savamment véhiculées par des contempteurs à la
bonne conscience aussi bouffie que leur ignorance, ce sont bien
plutôt les sous-produits adaptatifs, et donc leur sélection
indirecte, qui constituent le
gros des travaux en psychologie évolutionnaire.
4/ Préjugé pseudoscientifique
Et je garde le meilleur pour la fin :
l'évopsy n'est pas une science parce qu'elle ne produirait pas grand
chose d'autre que des explications ad hoc (les just-so
stories de Gould) fondées sur des spéculations non
testables et donc non falsifiables sur les réalités de notre passé
évolutif. En gros, que nous en connaîtrions trop peu sur notre
environnement ancestral pour savoir si tel ou tel comportement aura
effectivement relevé d'une solution efficace (directe ou indirecte,
j'insiste) à des problèmes posés par l'environnement – les
fameuses pressions sélectives.
S'il s'agit de mon préjugé préféré,
c'est que mon mauvais esprit jubile de voir de soi-disant sceptiques,
adorateurs de l'esprit critique et autres zététiciens certifiés
conformes n'avoir d'autre argument à la bouche sur cette question
que des il paraît, des on m'a dit que, des oula
attention, ça a mauvaise réputation-beurk-ça-pue – sans
évidemment le moindre petit bout de commencement de cheminement vers
la fumée pour vérifier s'il y a bien du feu en dessous ou juste les
manipulations d'usage de ceux qui ont un clébard à piquer et donc
tout intérêt à lui diagnostiquer une rage fictive. Gould,
cette petite crapule, ne disait-il pas : « comment
pouvons nous obtenir les informations essentielles requises pour
montrer la validité des récits adaptatifs [sur l'environnement
ancestral alors que] nous ne connaissons même pas l'environnement
originel de nos ancêtres (…) la stratégie fondamentale proposée
par les psychologues évolutionnaires pour identifier une adaptation
est donc non-testable et non-scientifique ». Bigre, on
cloue des cercueils avec moins que ça.
Sauf qu'en
réalité, contrairement à ce qu'affirmait Gould, la « stratégie
fondamentale » de l'évopsy est à des années-lumière des
trépignements de son indignation vertueuse (et peut-être de la
vôtre). Non, déso pas déso, ce n'est pas ainsi que les
psychologues évolutionnaires mènent leurs travaux. Au lieu de
chercher des explications à des faits connus, ils préfèrent
largement générer des hypothèses qui les mèneront à découvrir
des faits
jusqu'alors inconnus – comme la
jalousie sexuellement différenciée que j'ai citée
lors de l'émission.
Ensuite, dire qu'on en connaît assez
peu sur notre environnement ancestral est formellement juste – si
on considère que cet environnement était totalement
hermétique à l'histoire que nous raconte la physique, la
géologie ou encore la biologie. Voici 3 millions d'années – et a
fortiori 300.000 ans – l'univers était régi par les mêmes lois
physiques et chimiques qui le gouvernent aujourd'hui et le monde
structuré par des caractéristiques géographiques et écologiques
similaires au nôtre – des forêts, des montagnes, des lacs, des
cavernes, peuplés de végétaux, d'animaux et de pathogènes
équivalents à ceux que nous pouvons croiser et combattre
aujourd'hui. Et aujourd'hui comme avant-hier, les femmes sont et
étaient les seules à pouvoir tomber enceintes – un « scénario »
constituant, je récapépète, les ¾ des recherches en évopsy.
Donc si le psittacisme du « l'évopsy
n'est pas une science » vous démange encore, fermez votre
bouche. La psychologie évolutionnaire est tout à fait apte à
produire des hypothèses testables et falsifiables – et le fait
même très bien – et l'état actuel de nos connaissances communes
(celles qui, comme le nuage de Tchernobyl, passent les frontières
des disciplines) nous en apprend énormément sur les aspects de
notre passé évolutif les plus pertinents pour comprendre notre
présent.
5/ Le créationnisme mental
Allez, non, je fais comme mon prof
d'abdos : encore un petit dernier pour la route ! Qu'est-ce
qui dérange, au fond, dans l'idée que nos comportements et tout ce
qui peut les façonner aient été eux-mêmes modelés par
l'évolution, au même titre que nos corps ? La même blessure
narcissique infligée par L'Origine des Espèces et que nous
avons, plus de 150 ans plus tard, encore tant de mal à digérer :
nous sommes des animaux comme les autres, nous ne pouvons nous
targuer d'aucune « différence de nature » d'avec le
reste du monde vivant. Et comme avec toute dissonance cognitive, on
cherche à se rassurer : oui, oui, bien sûr
que l'humain a des organes, une physiologie qui se sont lentement
façonnés selon la double loi du hasard et de la nécessité, SAUF
que (à la grâce d'un quelconque processus aussi mystérieux que
magique) les logiques qui s'appliquent à l'intégralité absolument
totale du vivant ne s'appliquent pas à sa psychologie, à ses
attitudes et à ses comportements. L'évolution serait donc
pertinente pour expliquer tout ce qui se passe en-dessous de son
menton, mais pas au-dessus. Parce que ? Parce que c'est comme
ça. Et les ceusses hurlant au manque de scientificité d'une science
qui en est bien une de se réfugier derrière un
mécanisme imaginaire expliquant, sans jamais avoir été proposé
ni encore moins testé, pourquoi et comment les lois de l'évolution
des espèces ont perdu leur force dans la lignée conduisant à la
nôtre. N'est-elle pas féroce, l'ironie de ce créationnisme
mental ?
Cette formule m'est
venue en rédigeant la conclusion de La
domination masculine n'existe pas, à
l'été 2015.
L'été dernier, en lisant le dernier ouvrage de Frans de Waal qui
n'était pas encore traduit
en français, mon petit cœur d'autodidacte a fait un sacré bond
en voyant qu'il dénonçait lui aussi le phénomène, désigné sous
sa plume comme « néo-créationnisme ». Je lui laisserai
donc le provisoire dernier mot :
« Il
ne faut pas confondre le néo-créationnisme avec le dessein
intelligent,
ce dernier n'étant que du vieux créationnisme habillé à la mode
du jour. Le néo-créationnisme est plus subtil en ce qu'il admet
l'évolution, mais seulement à moitié. Son principe fondamental,
c'est que notre corps descend du singe, pas notre esprit. Sans le
dire explicitement, il suppose que l'évolution s'est arrêtée à la
tête humaine. L'idée est omniprésente dans la plupart des sciences
humaines et sociales et dans une grosse partie de la philosophie.
Elle considère notre esprit comme si original qu'il est absurde de
le comparer à d'autres, si ce n'est pour confirmer son statut
exceptionnel. Elle adore postuler tout un tas de différences
mentales, et ce même si la brièveté de leur durée de vie ne cesse
d'être attestée. Elle est née de la conviction qu'un événement
majeur a dû survenir après notre séparation d'avec les singes: un
changement miraculeux opéré ces quelques derniers millions
d'années, si ce n'est plus récemment encore. A l'évidence, aucun
savant contemporain n'osera parler d'étincelle divine, et encore
moins de création, mais difficile de nier l'assise religieuse de
cette position. »