La présentation dans La Raison
d’Avril 2016 de votre livre « La domination masculine
n’existe pas » (Editions Anne Carrière) a fait réagir les
libres penseurs. D’abord le titre paraît accrocheur ; a-t-il
été choisi par l’éditeur ou reflète-t-il réellement votre
principale conclusion ?
J'ai proposé ce titre, parmi d'autres, et c'est l'éditeur qui a eu le dernier mot. Je pense que c'était le meilleur titre possible – les autres étaient soit trop cryptiques, soit trop universitaires – et qu'il reflète assez bien le propos général du texte, si on comprend qu'il faut le compléter : la domination masculine n'existe pas comme on le pense ou la domination masculine n'existe pas d'un point de vue darwinien, notamment. De même, le titre du livre entretient une relation de symbiose assez parfaite avec l'illustration – une reproduction des « Jeunes Spartiates », de Degas.
Baser le fond des relations actuelles entre les hommes et les femmes sur le résultat de l’évolution remet en cause le combat idéologique de certain(e)s féministes, qui dénoncent une coalition masculine historique visant à soumettre les femmes. Vous vous définissez parfois comme néo-féministe. Avez-vous eu des réactions contre votre travail de la part des milieux féministes ?
Stricto sensu, j'ai été confrontée à très peu de négativité de la part de féministes qui me lisent et m'ont lue. La majorité des critiques les plus acerbes viennent de gens qui ne se sont pas donné la peine d'ouvrir ce livre ou les précédents ni de consulter un échantillon significatif de mes articles. Pour certaines, je suis le diable incarné et je représente un véritable danger social – avec quelques tentatives d' « alerter » mes employeurs, restées heureusement pour le moment lettre morte –, mais je considère que ce n'est pas mon boulot de leur faire comprendre leurs erreurs, surtout que je sais combien ce genre de réactions, où l'on s'invente un ennemi, sert davantage à souder une communauté, un groupe, que de faire véritablement œuvre critique. Si je peux aider... Après, franchement, je n'ai ni le temps ni l'envie de m'y attarder, tant pis si cela passe pour du mépris ou de l'arrogance – j'ai toujours pensé que les étiquettes concernent les colleurs, pas les collés.
La Libre Pensée se bat pour l'égalité des droits, de nombreuses femmes se sont mobilisées sur cet objectif et la libre penseuse Clémence Royer, traductrice de « l'Origine des espèces » de Charles Darwin, ou encore Maria Deraisme co-fondatrice, avec la précédente, de l'obédience maçonnique mixte « Le Droit Humain » furent de celles-là. Votre thèse induit-elle la vanité de ces combats ?
Je ne pense pas, dans le sens où si je
me définis comme « évo-féministe », c'est que les
sciences de l'évolution sont pour moi un outil de lutte pour
l'égalité des droits. Chez les darwiniennes contemporaines, je me
sens par exemple très proche de Sarah Blaffer Hrdy, de Patricia
Gowaty ou de Maryanne L. Fischer – des femmes chez qui la rigueur
scientifique ne vient pas grignoter sur la « ferveur »
militante, et vice et versa. Le principal problème que j'ai avec une
bonne partie des féministes actuelles, c'est qu'elles n'ont aucun
problème à s'arranger avec la « vérité » si cela
profite à leur agenda idéologique, ce que je considère aussi
abject que fondamentalement im- voire contre-productif.
Notre entretien paraîtra dans un
numéro de l'Idée Libre consacré à « L'environnement »,
pourriez-vous revenir sur les stratégies évolutionnistes en cause
et sur les études sur lesquelles vous vous êtes appuyée ?
Au cœur de mon argumentation, il y a
cette réalité : en tendance, les conflits entre hommes et femmes
ont comme moteur et motivation le sexe, et les luttes de pouvoir
tournent autour de la sexualité et du contrôle du marché sexuel –
son offre comme sa demande. Un constat qui se fonde sur la théorie
de l'investissement sexuel différencié, formulé pour la première
fois par Trivers en 1972, et qui statue que le succès copulatoire
n'est pas forcément synonyme de succès reproductif. Si on se place
du côté du mâle, il faut non seulement s'assurer que la femelle
reçoive bien ses spermatozoïdes et non ceux d’un concurrent, mais
il faut aussi que la descendance qui en résulte survive à son tour.
Le succès reproductif d’un individu est donc toujours la
combinaison de deux processus distincts : la conquête du partenaire
(temps et énergie dépensés pour copuler) et l’investissement
parental (temps et énergie dépensés pour prendre soin de la
descendance qui résulte de cette copulation). Cet investissement
parental est à son tour influencé par les capacités de
reproduction de chaque sexe. Le sexe qui a le plus haut potentiel
reproductif aura tendance à privilégier la recherche du plus grand
nombre de partenaires, tandis que l’autre sera porté à augmenter
l’investissement parental.Autrement dit, en tant que groupes,
hommes et femmes n'ont pas les mêmes stratégies pour arriver à des
fins qui leur sont sexuellement propres. Globalement, les quelque 600
études sur lesquelles j'ai construit mon livre ont ce cadre «
théorique » en commun.
Vous soulignez l’importance de
la dernière période, depuis le 18ème siècle, dans la lutte pour
des droits égaux pour les hommes et les femmes. Est-ce que
l’humanité peut ainsi facilement s’affranchir de ses héritages
génétiques ? Par ailleurs ne craignez-vous pas de faire
face aux critiques adressées au « darwinisme social » de
Spencer ?
Facilement, évidemment pas, surtout à
l'échelle mémorielle. Je ne pense pas beaucoup m'avancer en disant
que j'arriverai au terme de mon existence sans avoir assisté à la
disparition du viol, par exemple, reste que les violences et les
discriminations sexuelles ont significativement diminué depuis une
cinquantaine d'années – et on peut donc raisonnablement espérer
que cette tendance se poursuive ces cinquante prochaines années.
Quant à mon éventuelle proximité avec le darwinisme social, je
pense en être immunisée, dans le sens où je suis profondément
artificialiste et progressiste – pour faire court, je considère
l'état prétendument naturel de l'homme au mieux comme un point de
départ dont il faut s'affranchir, au pire comme une maladie qu'il
faut éradiquer. Reste qu'on ne soigne aucune maladie si, à la base,
on se trompe de diagnostic.
Cette évolution vers des droits
égaux n’a pas atteint tous les pays ; elle est par ailleurs
loin d'être allée jusqu'à son terme, et il y a ici et là
des remises en cause d’acquis démocratiques. Comment voyez-vous
l’avenir à moyen terme sur ces questions ? Comment la mise en
lumière des origines de la répartition des rôles entre les sexes
peut-elle favoriser la lutte pour l’égalité des droits ?
A moyen terme, je pense que beaucoup de
choses dépendront de la santé économique et de la robustesse des
institutions étatiques des pays concernés, y compris du nôtre. Si
nous pouvons, aujourd'hui, lentement, nous affranchir de stratégies
efficaces en des temps de survie, et si ces stratégies peuvent
perdre en efficacité, c'est justement parce que nous nous éloignons
de ces situations de pure survie en ayant gagné énormément de
prospérité. Mais rien n'est vraiment « acquis », il me
semble. Quant à l'utilité des connaissances scientifiques sur la
lutte pour l'égalité des droits, je pense qu'elle survient à un
niveau très basique, pour discriminer les méthodes qui ont le plus
de chances de fonctionner – ou qui risquent d'être des pétards
mouillés, voire pire. Par exemple, je suis extrêmement sceptique
sur la parité. Il est quasiment inenvisageable (sauf à se projeter
à plusieurs millions d'années) qu'hommes et femmes aient exactement
les mêmes aspirations, les mêmes ambitions, etc. Vouloir du pur
50/50 dans les entreprises ou les instances gouvernementales
reviendra à forcer des gens à faire ce qu'ils n'ont pas envie et en
empêcher d'autres de réaliser leurs désirs. Mais on peut par
contre travailler sur les valeurs assignées à telle ou telle
activité, tel ou tel secteur, etc.: qu'est-ce qu'il y a
d'automatiquement admirable dans un PDG? de forcément humiliant
quand vous gagnez votre vie à faire le ménage d'autrui? Qu'est-ce
qui fait qu'une femme a plus de risques d'être rebutée par la prise
de responsabilités, le leadership ? Pourquoi est-ce que l'héroïsme
militaire était porté au pinacle il y a une grosse cinquantaine
d'années et qu'aujourd'hui, à peu de choses près, quand on pense à
un « combattant », on imagine un taré de Daech ?
Pourquoi la sexualité est un outil de stigmatisation plus fort pour
les femmes que pour les hommes ? Et d'un point de vue
psychologique, l'anthropocentrisme étant encore tellement fort dans
les mentalités, je fais aussi le pari qu'expliquer aux gens ce
qu'ils ont de commun avec des babouins les incitera à ne plus se
comporter comme tels.
Interview par Roger Lepeix, parue dans
L’idée libre n°315, décembre 2016