Dans L'intelligence cachée des
hormones, Martie Haselton part à l'assaut du créationnisme
mental
Nous
vivons des temps décidément intéressants. Alors qu'il va à peu
près de soi que le créationnisme – ou n'importe quelle autre
lecture du monde faite à l'aune de dogmes religieux – est une
lubie pour allumés en voie de péremption avancée, l'idée que
l'humain ne serait pas un animal comme les autres, voire pas un
animal du tout, qu'il aurait surmonté les lois, les processus ou les
mécanismes documentés dans l'intégralité
absolument totale du vivant... cette idée là, bizarrement, n'est
pas combattue avec la même force ni moquée avec la même vigueur
que sa cousine monothéiste. Et pourtant, elle est faite du même
bois, à savoir la blessure narcissique infligée par Darwin il y a
près de 160 ans et dont le sillon a depuis été méticuleusement
labouré par ses héritiers. J'en parle comme d'un « créationnisme
mental » à la fin de La
domination masculine n'existe pas,
ce que le primatologue Frans de Waal qualifie de
« néo-créationnisme » dans Sommes-nous
trop bêtes pour comprendre l'intelligence des animaux ?
«
Il ne faut pas confondre le néo-créationnisme avec le dessein
intelligent », écrit de Waal, « ce dernier n'étant que du
vieux créationnisme habillé à la mode du jour. Le
néo-créationnisme est plus subtil en ce qu'il admet l'évolution,
mais seulement à moitié. Son principe fondamental, c'est que notre
corps descend du singe, pas notre esprit. Sans le dire explicitement,
il suppose que l'évolution s'est arrêtée à la tête humaine.
L'idée est omniprésente dans la plupart des sciences humaines et
sociales et dans une grosse partie de la philosophie. Elle considère
notre esprit comme si original qu'il est absurde de le comparer à
d'autres, si ce n'est pour confirmer son statut exceptionnel. Elle
adore postuler tout un tas de différences mentales, et ce même si
la brièveté de leur durée de vie ne cesse d'être attestée. Elle
est née de la conviction qu'un événement majeur a dû survenir
après notre séparation d'avec les singes : un changement miraculeux
opéré ces quelques derniers millions d'années, si ce n'est plus
récemment encore. À l'évidence, aucun savant contemporain n'osera
parler d'étincelle divine, et encore moins de création, mais
difficile de nier l'assise religieuse de cette position. »
Alors
il convient de se réjouir quand un livre noyant cette « étincelle
divine » sous un déluge de faits scientifiques nous tombe
entre les pattes.
L'intelligence cachée des hormones
de Martie Haselton est de ceux-là. Signé par une éminente
spécialiste de l'influence des cycles menstruels sur les
comportements féminins, longtemps rédactrice en chef de la revue
scientifique Evolution and human Behavior, soit la plus prestigieuse
en son domaine, autant dire que l'ouvrage n'est pas l'énième
fast-book d'un plumitif à la soif de buzz inversement
proportionnelle à ses compétences. C'est même tout l'inverse :
alors qu'elle a nombre d'atouts pour devenir une « bonne
cliente », Martie Haselton préfère globalement se dérober
aux journalistes, persuadée qu'elle est que son livre, synthétisant
plus de vingt ans de recherches menées notamment au sein de son
laboratoire de l'UCLA, se suffit à lui-même. Ce n'est pas moi qui
lui donnerai tort, sans compter que Haselton situe ses travaux dans
un courant de pensée qui m'est cher, à savoir le féminisme
darwinien.
« Certains
pensent qu’expliquer le comportement de la femme par la biologie
serait pénalisant pour elle et que s’il n’existait ne serait-ce
qu’un soupçon d’indication biologique expliquant les différences
entre hommes et femmes, alors les femmes risqueraient d’être
condamnées aux stéréotypes habituels et confinées à un rôle
maternel, sapant du même coup tout espoir de réalisation
professionnelle. C’est très exactement le message transmis aux
chercheurs : restez discrets sur vos découvertes sur les hormones et
le comportement féminin. Mieux vaut pas ne raviver ces stéréotypes
», écrit Haselton dans les premières pages de son livre.
Sa
position, à l'instar de la mienne, est résolument inverse. « Nous
n’aidons pas les femmes en masquant l’information ou en ne menant
pas les recherches qui pourraient fournir les réponses dont nous
avons besoin », tance la docteur en psychologie. « Ce que nous
avons déjà appris sur les femmes et leurs hormones est de mon point
de vue extrêmement encourageant et stimulant. La question dépasse
largement le poncif de la femme devenant “hormonale” durant
certains jours de son cycle et perdant du même coup ses facultés
rationnelles. Il s’agit au contraire de comprendre comment, au
cours de notre vie, les hormones nous guident au fil d’expériences
qui n’appartiennent qu’aux femmes, celle du désir et du plaisir,
de la mise au monde d’un enfant (si tel a été notre choix) et de
son éducation jusqu’à la transition vers nos années
post-reproductives. Ces expériences sont essentielles à la
compréhension de ce qu’être humain signifie. Elles nous relient
également à nos cousins mammifères, voire aux reptiles qui
peuplaient autrefois la terre. »
« Étudiante », précise
Haselton « je voulais devenir psychologue, mais j’étais aussi
très intéressée par ce que je considérais comme des preuves plus
solides du comportement humain car basées sur la biologie (sujet peu
développé à l’époque). J’ai eu une révélation lors d’un
cours de philosophie qui a tracé mon chemin scientifique. Le
professeur expliquait la différence existant entre le dualisme
(l’esprit et le corps constituent deux entités distinctes mais
coexistant entre elles) et le matérialisme (le cerveau conditionne
le comportement, un point c’est tout). Il a demandé un vote à
main levée. Qui d’entre vous est un dualiste ? Toutes les mains se
sont levées, sauf la mienne. Qui est un matérialiste ? J’ai levé
la main avec enthousiasme, les autres étudiants m’apparaissant
comme de parfaits idiots. C’est depuis ce jour que j’ai su quelle
était ma mission : dépister les foutaises et les éliminer ».
L'intelligence
cachée des hormones
exécute brillamment cette mission, même si mon petit doigt
me dit que la version originale ne parlait pas de « foutaises »,
mais de bullshit – des « conneries ». Soit un
terme qui n'est encore pas assez fort pour caractériser la bouillie
du créationnisme mental que la plupart de nos têtes pensantes nous
refourguent matin, midi et soir, qu'importe qu'elle ait autant de
consistance que la fable d'une terre plate créée voici 6.000 ans
par un divin barbon.
Initialement publié dans Causeur n°62 (novembre 2018)