J'avais une philosophie de la vie très simple, j'étais convaincue que j'allais mourir d'une seconde à l'autre, je mettais les bouchées doubles, j'étais donc affamée de tout, de sexe, de drogue, d'alcool, j'avais toujours dans mon sac une bouteille de whisky, un paquet de cigarettes et une bougie que j'allumais sur le trottoir au coin de la rue Makhoul, où je restais des heures, seule.
J'ai découvert Darina al-Joundi lors d'une émission de Frédéric Taddeï. Pour le centenaire de la naissance de Simone de Beauvoir (et un peu après la « polémique » de ses fesses dé-cellulitées sur la couverture du Nouvel Observateur), il était donc temps de « faire le bilan du féminisme ».
Bon, ne rentrons pas dans les détails (et gardons-les pour plus tard), si ce n'est celui, toujours amusant, d'une Gisèle Halimi se demandant bien pourquoi le Nouvel Obs avait choisi, dans son sus-cité dossier, de faire intervenir une actrice de porno...
Et dans ce Liban où chacun n'existe que par sa communauté et sa confession, nous n'avions ni communauté, ni confession, nous ne savions pas si nous étions chrétiennes ou musulmanes.
Quand nous posions la question à notre père, il répondait :
-Vous êtes des femmes libres. Un point c'est tout.
Il était donc sujet de luttes, d'héritages, de restes, de bienfaits, d'effets pervers, cette dernière catégorie cristallisée autour du thème « ouais, le droit à l'avortement c'est vachement bien, mais quand même faut pas oublier que ça déclenche des dépressions nerveuses » (la voix de la raison tenue ce soir là par Caroline Bongrand, co-auteur de l'inoubliable « Le corset invisible »), quand Darina Al-Joundi prit la parole. Pour dire qu'elle avait récemment avorté et qu'elle avait éclaté de rire, qu'elle avait demandé aux infirmiers si « c'était tout », et qu'après leur réponse affirmative, elle avait eu cette envie de crier au monde que ça ne faisait pas mal, que ce n'était rien, qu'on ne sentait rien, que l'unique « traumatisme » venait de l'idée qu'une femme sans enfant est la moitié d'elle-même, et qu'une femme qui avorte se coupe délibérément de cet accomplissement salvateur. Cette normalité de se reproduire, qui fait qu'à un moment ou à un autre, tu te poseras la question, ou « on » (qui est un con) te la posera pour toi.
Sur le chemin, nous avons vu surgir d'un immeuble un jeune homme qui s'est rué sur une jeune fille, lui a tiré une balle dans la tête avant de se tirer une balle dans la bouche. Les deux sont morts sur le coup. Nous sommes restés interdits. Une voisine a enjambé les cadavres, comme s'il s'agissait de paquets abandonnés. Mon père lui a demandé :
-Mais qu'est-ce qui lui est arrivé ?
La femme imperturbable lui a répondu :
- Un malheur, monsieur, c'était sa fiancée, il a appris qu'elle le trompait.
Un choc, de ceux qui vous font relever la tête et vous demander « vous avez entendu aussi ? ». Je trouvai le mail de Darina, lui envoyai un message, et quelques jours plus tard nous déjeunions ensemble, alors que je venais de recevoir « Le jour où Nina Simone a cessé de chanter ». Deuxième choc. Quand Nina Simone cesse de chanter, c'est le jour de la mort du père, l'homme libre, l'écrivain, le journaliste, le poète, le dissident, l'intellectuel athée qui scolarise ses filles dans des écoles chrétiennes et juives.
Ce Dieu n'est pas le Dieu de mon père ! Il n'a jamais eu de Dieu, mon père. Il m'a fait jurer : « Ma fille, fais gaffe à ce que ces chiens ne mettent pas de Coran le jour de ma mort. Ma fille, je t'en prie, je voudrais du jazz à ma mort, et même du hip hop, mais surtout pas du Coran » Je veux bien lui mettre Nina Simone, Miles davis, Fairouz, et même Mireille Mathieu, mais pas de Coran. Vous m'entendez, je vais lui passer à la place de vos prières Le Dernier Tango à Paris. Il aimait La Coupole et le beurre, papa. Il prenait toujours du Fleurier demi-sel. Vous ne l'enterrez pas comme ça, vous ne l'aurez pas. Je ne vous ouvrirai pas.
C'est Darina qui raconte un récit « très largement inspiré de mon histoire » dit-elle, ses trente premières années protégée par son père vivant à l'occidentale, cette permission d'être libre, la tolérance qui cesse dès la mise en bière, initiant la rééducation. Il y a aussi le tragique et l'absurdité de la guerre civile. Sa beauté aussi de temps où tout devient possible, comme cette scène de roulette russe sous free base, où la mort n'est plus prise au sérieux.
Dans ce groupe, j'ai reconnu un visage familier, celui de Zeïna qui dansait avec moi au Back Street. Elle m'avait reconnue elle aussi, elle me caressait les cheveux en me parlant en anglais. Elle m'a chuchoté :
- Si tu veux sortir d'ici vivante, accepte ton état de folle.
J'ai passé la journée ligotée à observer toutes les folles. Je voyais toutes ces femmes et j'ai compris que je payais le prix de ma liberté insensée de femme dans ce pays d'insensés. J'ai compris qu'il fallait que je fasse tout ce qu'ils voulaient.
On parlera de survie, de manières de se protéger de tant de choses affreuses et si dures à porter. Darina, elle, rit, boit, fume, pleure et crache. Elle est de ces individus fuyants qui, sans refuser, s'amusent, de ceux qui sont insupportables pour des mères, des beaux-frères et pour une société qui ne peut tolérer qu'en brisant.
Un videur a tenté de s'interposer.
Vous être fous de frapper une nana, lâchez-la.
L'un des hommes lui a répondu :
- Tu sais ce qu'elle a fait cette salope ?
- Non ?
- Elle a dit que le Coran c'était de la merde.
Le videur m'a prise, il m'a fait une clé de judo :
- Vous pouvez y aller mes frères, je la tiens la salope.
Darina Al Joundi et Mohamed Kacimi / Le Jour où Nina Simone a cessé de chanter / Mise en scène - scénographie : Alain Timar / Tournée : mardi 8 avril à Saint-Cloud, vendredi 2 mai à Soissons, vendredi 23 et samedi 24 mai à Châteauvallon, samedi 5 juillet à Lisbonne, juillet : Avignon, Théâtre des Halles
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