mardi 8 juin 2010

Comme un seul homme

Certains refrains ne s’usent jamais et s’entonnent à plusieurs d’une voix forte et assurée, bras dessus-bras dessous, comme un seul homme.

Et depuis des mois, une chanson inaltérable répète encore et encore l’histoire d’un Tout (puissant), « au-dessus de ça », « grand artiste », un « bienfaiteur de l'humanité », assigné à résidence dans cette « prison » qu'est son chalet suisse de 1800 m². Face à Rien, quelques tristes gueuses à la recherche de leurs « trente deniers ».

Évidemment, tout ça n’a rien d’un conte, ce brouhaha incessant, ce bruit de fond, ce grésillement permanent renouvelé sans arrêt au gré des relais médiatiques. C’est une histoire « idiote », « sans importance », une accusation qui « n’a pas de sens », « absurde » et « infâme », à peine un « délit », cette affaire vieille de « trente-trois ans », « ridicule » !

Avec d’un côté, ceux qui comme un seul homme s'insurgent, font signer des pétitions et se soulèvent, prennent la plume et l’audience à témoin : c’est intolérable, ça leur « soulève le cœur » qu'on puisse ainsi s'attaquer à un des leurs, déjà traqué, diminué, diffamé. De cocktail en interview, à la une de partout, comme un seul homme, la mine offusquée et le verbe vibrant, les voilà qui se font juges, parce que c’est ainsi, ils SAVENT : cette « pure et simple opération de chantage » est « vraisemblablement » un mensonge...

Alors nous l'écoutons attentivement, cette caste des hommes entre eux, bien serrés, bien rangés, avec l’aplomb de leur rang, cette auto-proclamée élite intellectuelle au verbe haut, abasourdie d’être mise en cause contre des pas grand choses, bien dispensables. Une élite mâle qui s’arroge le droit du corps de quelques interchangeables et désobéissantes victimes qui ouvrent enfin la bouche.

Ceux pour qui elle était toujours habillée trop court, trop moulant, trop transparent, pour qui elle le voulait bien, faisait déjà femme, était une pute, ce n'était pas le premier, et ça l'arrangeait bien, qu'il prenne les devants. Trop provocatrice, trop inconsciente, trop lolita, trop menteuse, trop folle – et si ce n'est pas elle, c'est donc sa mère qui l’a laissée aller au rendez-vous. Et qui dit non consent, bien entendu... Et qui sont-elles, celles dont on parle, extirpées du silence où elles étaient rangées soigneusement après utilisation ? A cette question, comme un seul homme, il nous est répondu qu’il n’y a rien à voir, allez, les plaignantes ne sont : Rien.

Rien, à peine quelques tas de culs et de vagins anonymes et utilitaires devenus viande avariée de « mère de famille » pour l’une et « prostituée peut-être » « en mal de publicité » pour l’autre, petite chose oubliée, fille de rien, une petite voix sortie du passé et une photo trimballée sur le net, l’histoire d’une nuit dégueulasse commentée à l’infini.

Nous, nous passons des nuits blanches à nous retourner dans les échos de leurs précisions sordides « ce n'était pas un viol, c'était une relation illégale avec une mineure ». A nous demander, nous aussi, ce qui se passe là, ce qui se déroule sous nos yeux pour qu'ils puissent affirmer, sans rougir, sans transpirer, que le viol d'une adolescente de 13 ans, droguée, sodomisée, ayant dit non à dix-sept reprises, ayant porté plainte le soir même puisse être défini en ces termes légers. Cette histoire nous la connaissons depuis longtemps, et tous ces propos, ces adjectifs, nous les avons déjà entendus ou nous les entendrons. Propos banals, courants et vulgaires. Consternants. Les mêmes mots pour les mêmes histoires, encore, toujours, encore.

Nous sommes toutes des filles de rien. Ou nous l’avons été.

Nous filles de rien ne savons plus avec combien d’hommes nous avons couché.

Nous avons dit non mais pas assez fort sans doute pour être entendues.

Nous n’avons réussi à mettre des mots sur cette nuit-là qu’un an, dix ans, vingt ans plus tard mais nous n’avons jamais oublié ce que nous n’avons pas encore dit.

Nous filles de rien avons été ou serons un jour traitées de « menteuse », de « mythomane », de « prostituée », par des tribunaux d’hommes.

Nous avons été ou serons accusées de « détruire des vies de famille » quand nous mettrons en cause un homme insoupçonnable.

Nous filles de rien avons été fouillées de mains médicales, de mots et de questions, expertisées interrogées tout ça pour en conclure que nous n’étions peut-être pas des « innocentes victimes ». (Il existe donc des victimes coupables…)

Nous ne sommes rien. Mais nous sommes beaucoup à l'être ou à l’avoir été. Certaines encore emmurées vivantes dans des silences polis.

Et nous les détectons ces droits de cuissage revenus à la mode, ces amalgames défendant la révolution sexuelle, hurlant au retour du puritanisme, inventant commodément un « moralisme » « sectaire » et « haineux », faisant les gros yeux parce qu'une de ces innombrables, anonymes, utilitaires, sort de son « rang », oublie de se taire et parle de justice. Relents de féodalité drapée dans « l'honneur » des « citoyens » « de gauche », éclaireurs de la nation, artistes, intellectuels, tous d'accord, riant à gorge déployée à la bonne blague des « moi aussi Polanski m'a violé quand j'avais 16 ans » - en être, entre soi, cette connivence des puissants. A la suivante.

Nous la voyons cette frousse qu'on vienne, à eux aussi, leur demander des comptes, y regarder de plus près dans leur vie et au lit, y voir comment des viols, ces stratégies de pouvoir criminels, se font passer, sans l'ombre d'un doute, pour de la sexualité normale, joyeuse et libre, une sexualité avec sa « complexité » et ses « contradictions ». Nous l'avons vue, cette peur de l'effet « boule de neige » : et si toutes les autres, toutes ces filles de rien et de passage, toutes celles à qui il arrive, aujourd'hui, tous les jours, de se retrouver dans la situation de Samantha Greismer en 1977, si toutes ces quantités négligeables se mettaient à avoir un visage, une voix, une identité, une valeur ? Et si elle se mettaient à parler, à l'ouvrir bien grand cette bouche traditionnellement en cœur, faisant valdinguer tous leurs accords tacites, leurs secrets d'alcôve ? Que feraient-ils, ces hommes de gloire, d'exception, ces au-dessus de la mêlée, du peuple, de la masse, ces gardiens de tours d'ivoire, ces êtres si sensationnels et précieux ?

Ils se rendraient compte que tout cela n'a rien à voir avec cette « affaire politique » ou encore ce « choc des cultures » qu'ils essayent de nous vendre. Que tout cela ressemble à tous les viols de toujours où la victime n’est jamais assez victime : où on n’est jamais assez sûr qu’elle ait bien dit non.

Car ce qui se joue là c’est bien Ceux-là contre Rien, comme ils disent, tant il est entendu qu’il faut être Quelqu’Un(e) pour être entendue d’Eux.

Lola Lafon & Peggy Sastre
8 juin 2010

P.S les mots placés entre guillemets sont tous extraits de tristes discours existants.


16 commentaires:

extra a dit…

Polanski un violeur pédophile ? Mouais... Pourquoi la fille en question est-elle allée chez lui ? C'était une fan de ces films, un truc dans ce genre ? D'après les infos que j'ai pu récupérer cette histoire sent pas mal l'arnaque qui a rapporté quelque chose comme 250000 $ à la pauvre maman éplorée, enfin chacun son avis...

PS a dit…

tout viol qui ne se passe pas dans un parking et avec des coups de pieds dans les côtes ne mérite pas son appellation, c'est ça ?

extra a dit…

Un viol est un viol, on est d'accord. Mais chère PS êtes-vous certaine que cette fille s'est faite violée ? Vous y étiez ? C'est pour cela que j'ai précisé : "selon mes informations".
Et vous avez les votres évidemment, et donc chacun son avis...

Une question : vous parierez un bras pour votre certitude ? Pas moi...

PS a dit…

c'est marrant comme un seul commentaire peut me faire dire que nous ne sommes pas allées assez "loin" avec ce texte

bref

si ce n'est pas déjà fait, je vous conseillerais d'aller faire un tour du côté de la déposition, sous serment de Samantha Geimer

extra a dit…

J'imagine que cette déposition va dans le sens de votre billet, mais je crains de n'être pas suffisamment intéressé par cette histoire pour le vérifier ! :)

Je vais être plus explicite : cette fille était assez loin de ressembler au petit chaperon rouge, et sans aller jusqu'à dire que c'était une "pute" (comme on dit, ça n'est pas moi qui ait créé le monde) je ne suis pas certain que son serment (à quoi, d'ailleurs ?) ait beaucoup de valeur. Enfin c'est mon avis...

PS a dit…

il faut donc ressembler au petit chaperon rouge pour se faire vraiment violer, avec l'AOC, c'est donc ça ?

(vous savez, si vous essayez de sortir en une fois tous les poncifs possibles sur ce genre d'histoire pour m'énerver, ça ne marche pas...au pire ça m'afflige et justifie encore et encore la rédaction et la publication de ce co-texte)

extra a dit…

Des poncifs, vous dites ? Je suis désolé mais je ne vois aucun poncif dans ce que j'ai écrit.
Pour 250 000 $ j'en connais qui sont prêts à déposer "sous serment" qu'ils se sont faits sodomiser par Polanski et toute son équipe technique.

PS a dit…

> poncif de remettre en cause la vérité d'un témoignage
> poncif d'en soupçonner la "valeur" pour raison de "pas assez petit chaperon rouge"
> poncif d'embarquer la mère et la fille "arnaqueuses"

vous en voulez d'autres ?

extra a dit…

> poncif de remettre en cause la vérité d'un témoignage
> poncif d'en soupçonner la "valeur" pour raison de "pas assez petit chaperon rouge"
> poncif d'embarquer la mère et la fille "arnaqueuses"

Non : la certitude que beaucoup de monde sur cette planète est prêt à dire qu'il s'est fait sodomisé par monsieur Polanski pour 250 000 $

D'ailleurs, j'en profite pour déclarer sur l'honneur que je me suis fait sodomisé quatre fois par monsieur Polanski.
Euh, c'est où qu'on signe ? Je prends aussi les chèques de banque, hein.

Ne faites pas la naïve...

PS a dit…

naïve, je ne sais pas, mais j'ai tout d'un coup envie de parier un bras sur le fait que vous avez le cerveau de quelqu'un qu'on a fini au pipi

(pardon pour la clôture "virile" de ce "débat", hein)

extra a dit…

"Fini au pipi" ? Voilà qui est charmant, et très original ! mais ne vous excuser donc pas de dire les choses comme vous les pensez, cela est si rare de nos jours ! Toutefois sachez bien que c'est pour moi un plaisir quand la discussion s'emballe un peu, à condition évidemment qu'en face la repartie puisse s'associer à la durée !

Euterpe a dit…

bon si je peux me permettre de m'imiscer dans ce dialogue, je trouve ce texte splendide. Je l'aime, tout simplement. C'est marrant parce que vous parlez de ces types qui se sentent tellement extra...ordinaire et des ces filles/femmes (ils ne font pas la différence) dont ils ont peur qu'elles parlent et, hop ! aussitôt en voilà un qui vient donner des coups de menton pour vous intimider. Il se fait appeler "extra"...
Je m'étonne toujours des molosses de garde du machisme qui s'introduisent partout pour provoquer ou montrer les dents. Une surveillance pareille, ca glace le sang...

extra a dit…

@ euterpe

Euh... on se connait ?

Ou bien, ou bien... Ah je sais ! Vous êtes dotée de pouvoirs télépathiques, ce genre de trucs, non ? ;)

Yves a dit…

Je viens de lire votre chronique commune dans "Libération". Je dois vous avouer que "le consensus médiatique du pauvre artiste brimé par une justice aveugle" me donnait la nausée. Donc un grand merci.
Les commentaires des lecteurs à cet article de "Libération" illustrent votre propos avec une acuité qui serait hilarante si elle ne mettait l'accent sur un formidable recul de notre société sur quelques questions fondamentales (place de la femme, éthique, fraternité...).
Enfin, les brillants défenseurs de Polanski sont souvent des admirateurs des USA. Il y a là un amusant paradoxe qui consiste à admirer un pays tout en considérant que la justice n'y est pas démocratique.

Frédérique a dit…

Merci pour ce texte dont je viens de prendre connaissance dans Libé.

ladymarlene a dit…

Merci de ce texte, il est tout simplement superbe. J'aimerais y joindre ma propre colère quand je pense à un homme qui a tué sa compagne à coups de poings et à ceux qui hurlent leur joie à son retour...alors que la pudeur voudrait que cet homme se planque et se taise....