samedi 7 juin 2008

Ton génome pour 1000 $

Ton génome pour 1 000 dollars
LE MONDE | 06.06.08 | 15h34 • Mis à jour le 06.06.08 | 20h42
MOUNTAIN VIEW, SILICON VALLEY (CALIFORNIE) ENVOYÉ SPÉCIAL

adine, 30 ans, une jolie rousse aux yeux bleus, a épousé Ahmad, 32 ans, un costaud très basané. Leur fille de 3 ans, Zeina, a les yeux noirs, mais Nadine a envie de savoir si plus tard, quand Zeina sera grande, elle pourra quand même avoir des enfants aux yeux bleus. Pour cela, il faut déterminer si la fillette a hérité de sa mère la combinaison génétique adéquate. Or, désormais, rien n'est plus facile : il suffit de faire cracher Zeina dans un tube en plastique, puis de l'envoyer à 23andMe, une nouvelle société installée à Mountain View, au coeur de la Silicon Valley.


Pour 1 000 dollars (645 euros), 23andMe, ainsi baptisée en référence aux 23 chromosomes du génome humain, extrait l'ADN des cellules de salive, puis en décode une partie - précisément 580 000 "marqueurs", ou variations permettant d'identifier une série de caractéristiques propres à chaque individu.

En fait, Ahmad et Nadine voulaient tout savoir sur leur fille, sur eux-mêmes et sur leur famille. Ahmad est chef ingénieur chez Google, et tout ce qui touche aux nouvelles technologies le passionne. Dès qu'il entend dire que les particuliers peuvent faire décrypter leur génome pour un prix raisonnable et sans formalités, il se procure les tubes pour recueillir sa salive, celle de sa femme, de sa fille et de sa belle-mère. Grâce à la belle-soeur d'un ami, qui travaille chez 23andMe, il obtient un tarif de groupe très avantageux.

Ahmad se sent en confiance, car 23andMe fait un peu partie de son univers. La société a été créée en 2007 par Anne Wojcicki, une biologiste qui est aussi l'épouse de Sergey Brin, cofondateur de Google. M. Brin a décidé d'investir 4 millions de dollars dans 23andMe, et Mme Wojcicki a installé ses locaux tout près de l'immense campus de Google. Ahmad croit savoir pourquoi Google s'intéresse à 23andMe, au-delà de la solidarité entre époux : "Notre mission est d'organiser l'information du monde et de la rendre disponible et accessible à tous. Or le patrimoine génétique de l'humanité est de l'information pure. Je ne fais pas partie du management, mais je devine que cet investissement est à rapprocher du lancement de notre projet Google Health Initiative", un site Internet de gestion des dossiers médicaux personnels, que Google va bientôt mettre à la disposition de tous les Américains.

Après quelques semaines d'attente, les résultats sont enfin affichés sur la page Internet personnelle d'Ahmad, créée par 23andMe et accessible grâce à un mot de passe. Par son ton et son graphisme, le site cherche à créer une ambiance ludique et décontractée : on vient ici pour s'instruire et s'amuser, pas pour s'angoisser. Cela dit, 23andMe renseigne d'abord le client sur ses prédispositions - exprimées en pourcentage - à développer une trentaine de maladies : cancer du sein ou de la prostate, infarctus, hyperactivité, tendances maniaco-dépressives, obésité, diabète, sclérose en plaques... On lui indique ses chances de devenir dépendant à l'alcool s'il en consomme régulièrement, ou de résister au sida s'il est exposé au virus. Il saura aussi s'il élimine la caféine rapidement, si ses oreilles produisent un cérumen sec ou mouillé, si ses gènes le prédisposaient à avoir un QI supérieur ou inférieur à la moyenne...

Une note de 1 à 4 est attribuée à chaque résultat, selon le degré de fiabilité des recherches en cours. Ainsi, la prédisposition à devenir arthritique bénéficie de 4 points, car la recherche dans ce secteur est bien avancée et fait l'objet d'un consensus parmi les généticiens. En revanche, la mesure de l'aptitude psychologique à ne pas répéter les mêmes erreurs n'a reçu que 1 point, car la recherche, menée en Allemagne, n'en est qu'à ses débuts.

Le chapitre Origines indique au client de quelle région du monde viennent ses ancêtres, grâce à un ensemble de graphiques, de tableaux et de cartes. La section Héritage familial permet de déterminer le degré exact, à 0,01 % près, de ressemblance entre parents et enfants, ou entre frères, soeurs, cousins ou amis. Le client découvrira que son aversion pour les aliments amers lui vient de son grand-père, et son endurance à la course à pied lui a été léguée par sa grand-mère... A chaque fois qu'une nouvelle découverte est faite quelque part dans le monde, l'équipe de 23andMe l'intègre pour enrichir ses résultats.

Nadine est contente, sa fille aux yeux noirs est porteuse des gènes faiseurs d'yeux bleus. Ahmad s'intéressait assez peu à cette affaire d'yeux, mais sa femme, moqueuse, affirme qu'il avait son propre souci : "Il a tout de suite comparé son génotype à celui de sa fille, pour voir si c'était bien lui le père." En riant, il avoue que le test l'a rassuré.

Pour le reste, Ahmad est plutôt satisfait : "Quand j'ai cliqué sur ma page Santé, j'étais anxieux, mais mes chances de développer les maladies repérées par 23andMe sont dans la moyenne. Pour le reste, ma femme et moi avons tout lu ensemble, c'était amusant. Seule surprise : ma mère a le teint pâle, et ses grands-parents sont nés en Turquie. Or le test dit qu'ils sont originaires d'Afrique de l'Ouest, c'est très mystérieux."

Selon lui, personne ne devrait avoir peur de divulguer ses informations : "Chez Google, je fais souvent passer des entretiens d'embauche, et la perspective d'une sélection génétique des candidats m'intéresse. Par exemple j'aimerais savoir d'emblée qui est plutôt un meneur, et qui est un suiveur... Déjà, pour les postes importants, les entreprises font passer aux candidats des tests de QI, elles enquêtent sur leur passé, leur santé, leur comportement sur Internet. La sélection génétique sera une façon plus efficace de faire ce que nous faisons déjà. Et quand ma fille sera en âge de se marier, il faudra que mon gendre soit génétiquement parfait."

Pour rassurer ceux qui s'inquiéteraient d'une diffusion non autorisée de leurs informations, 23andMe affirme que sa base de données est parfaitement sécurisée. Cela dit, la société fait tout pour encourager ses clients à publier, partager et comparer leur code génétique. Afin que personne ne soit pris en traître, elle leur fait signer un formulaire de consentement, accompagné d'un avertissement : "Des données que vous partagez avec des amis, des parents ou des employeurs pourraient être utilisées contre vos intérêts. (...) Aujourd'hui, très peu d'entreprises et de compagnies d'assurances exigent de vous des informations génétiques, mais cela pourrait changer dans l'avenir. (...) Un jour, des données que vous aurez divulguées pourraient servir à vous refuser un emploi ou une assurance maladie."

Mis à part cette précaution juridique, les deux patronnes de 23andMe, Anne Wojcicki et son associée Linda Avey, ne souhaitent pas disserter sur ce qu'elles estiment être des scénarios catastrophes de type "Big Brother" imaginés par des intellectuels tourmentés. Elles rappellent simplement que le gouvernement des Etats-Unis va promulguer une loi interdisant la discrimination entre les citoyens sur des bases génétiques.

Anne, 37 ans, et Linda, 47 ans, toutes deux minces, vives et souriantes, préfèrent parler de leur succès. Après six mois d'activité, 23andMe emploie déjà une cinquantaine de personnes, et continue à embaucher. Fin avril, près de 10 000 clients lui avaient confié leur ADN. Les perspectives de développement sont infinies. Linda, qui a travaillé pendant vingt ans dans l'industrie pharmaceutique, souhaite se lancer dans une collaboration avec les grands laboratoires : "Les chercheurs vont bientôt mettre au point des médicaments ultraciblés, qui seront fabriqués sur mesure en fonction du génotype individuel de chaque patient. Mais, à ce stade de la recherche, ils ont besoin de bases de données contenant des grandes masses de profils génétiques variés." Les clients de 23andMe pourront donc s'associer à l'effort de recherche sur une maladie de leur choix, en faisant don de leurs données à la science.

De son côté, Anne rappelle que la génétique est d'abord un formidable outil de médecine préventive : "Si les gens apprennent qu'ils sont prédisposés à faire un infarctus, ils vont peut-être changer leur style de vie et faire des examens réguliers. Cela va réduire les dépenses maladie."

Elle préconise aussi l'instauration d'un nouveau système d'orientation scolaire, fondé sur les tests génétiques : "Quand j'aurai un bébé, je voudrai savoir très tôt s'il a plutôt une mémoire visuelle ou s'il apprendra mieux en écoutant, et adapter sa façon d'étudier en conséquence. La génétique va entraîner une révolution dans les méthodes pédagogiques, qui devront s'adapter aux aptitudes individuelles de chaque enfant. L'ère de l'apprentissage unique et standardisé pour tous s'achève."

Anne et Linda ont donc décidé de voir l'avenir en rose. En ce qui les concerne, c'est sans doute justifié, car elles ont déjà acquis le statut de VIP internationales. En janvier, elles ont été invitées au sommet de Davos, et en ont profité pour collecter - gratuitement - les échantillons de salive d'un millier de participants. Désormais, les décideurs du monde entier connaissent l'existence de 23andMe, et savent que leur code génétique dort dans une base de données californienne.

Le service de 23andMe est déjà disponible en Europe, il suffit d'ajouter 45 dollars pour les frais de port. Anne rêve du jour où sa base de données contiendra le patrimoine génétique de l'humanité tout entière. Elle sait que, dans de nombreux pays, son service rencontrera des résistances culturelles, mais qui seront vite balayées : "Au-delà des coutumes nationales, on voit émerger un nouveau principe universel : le droit inaliénable de chaque être humain à connaître son génotype, c'est-à-dire à savoir de quoi il est fait. Notre mission est d'aider les pays plus traditionnels à progresser dans ce sens."

Grâce notamment à son blog (the Spittoon, "le crachoir"), 23andMe favorise la création de communautés de passionnés : "Des groupes d'affinité vont se former entre gens possédant la même origine ou le même profil génétiques. S'ils le souhaitent, nos clients peuvent télécharger leur code à l'état brut. Ceux qui prendront la peine d'étudier un peu la génétique pourront lancer leurs propres recherches."

En fait, ces chercheurs autonomes existent déjà. Les médias américains les ont surnommés les "hackers du génome", car leur état d'esprit et leur mode opératoire sont assez proches de ceux des hackers informatiques : dans les deux cas, il s'agit de manipuler et de décrypter des lignes de code. Pour aider les autodidactes, divers centres de recherche publics ont mis leurs bases de données en ligne : désormais, pour en savoir plus sur une séquence du génome humain, il suffit de la taper dans Google.

A Menlo Park, à quelques kilomètres des bureaux de 23andMe, Ann Turner, une sexagénaire ronde et joviale, mène ses recherches dans la salle à manger de son pavillon de banlieue. Psychiatre à la retraite, elle s'est initiée à l'informatique pour créer des logiciels destinés aux victimes d'attaques cérébrales. Par ailleurs, Ann est atteinte d'une maladie rare qui la rend sourde, une de ces maladies orphelines dont on ne sait rien, sinon qu'elle est génétique. Depuis des années, elle mène des recherches de généalogie pour identifier parmi ses ancêtres et ses parents éloignés ceux qui furent atteints par la maladie. Dans ce cadre, elle a souvent recours aux tests génétiques "classiques".

Dès l'arrivée sur le marché des nouveaux tests plus complets, Ann décide de changer de tactique : "L'ouïe est affectée par une cinquantaine de gènes, mais ma maladie résulte probablement d'une seule mutation." Première étape, elle fait un test comparatif sur deux produits concurrents : elle achète le test de 23andMe et celui d'une société concurrente, DecodeMe, basée en Islande - les différences sont minimes. Puis elle se lance sur la piste du gène responsable de sa maladie.

"Ma cousine a deux fils, l'un est touché par la maladie et l'autre pas, dit-elle. Ils vont tous deux faire le test - à mes frais. Ensuite, je vais essayer de trouver des variations génétiques présentes à la fois chez moi et chez le garçon atteint de surdité, mais qu'on ne retrouve pas chez son frère non atteint. L'une de ces variations est sans doute la cause de notre maladie." Ann va charger toutes ces données brutes sur son petit PC, et travailler en se servant du logiciel de comptabilité Excel : "Je n'ai pas encore parlé de mon projet à 23andMe. Si je les contacte, ils m'aideront peut-être."

Des jeunes gens en bonne santé veulent aussi s'approprier ces outils, pour le plaisir. Andrew Meyer, 23 ans, diplômé en informatique, habite un petit studio à Santa Rosa, à une heure au nord de San Francisco. Il partage son temps entre son blog, Buzzhyeah, un projet de construction de maisons à bas prix, et ses piges pour des webmagazines. Dès qu'il entend parler de 23andMe, il décide de faire le test, mais il n'a pas les 1 000 dollars.

Il lance alors une souscription sur son blog : "J'ai dit à mes lecteurs : envoyez-moi de l'argent et, en échange, je publierai mon mot de passe pour que tout le monde ait accès à mes résultats. Ça a pris plusieurs mois, mais ça a marché, par petits dons de 5 ou 10 dollars. Mon appel a été repris par des sites célèbres et des blogs de biotech. J'ai même reçu de l'argent d'un généticien anglais." Avec l'aide de ses nouveaux amis, Andrew commence à s'initier à la génétique, qui devient une nouvelle passion.

Comme promis, il partage ses résultats avec tout le monde : "Ma mère, qui est infirmière, s'est assise devant l'ordinateur avec moi. Elle voulait savoir si je tenais plus d'elle ou de mon père sur tel ou tel trait de caractère, on a beaucoup ri. Nous avons aussi appris que je risquais de développer une maladie dégénérative de l'oeil. C'est bon à savoir, si elle est prise à temps, on peut bloquer sa progression."

Sa soeur, qui est étudiante, a téléchargé les données brutes d'Andrew : "Sa classe de biologie va s'en servir en travaux pratiques." Il a aussi demandé aux lecteurs de son blog de les consulter, pour voir s'ils peuvent en extraire de nouvelles informations intéressantes. A aucun moment, il n'a songé à limiter leur circulation : "Aucun problème. Franchement, je me ferais plus de souci si je voyais le code de ma carte de crédit traîner sur Internet."


Yves Eudes
Article paru dans l'édition du 07.06.08


Ton génome pour 1 000 dollars
LE MONDE | 06.06.08

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